Se lamenter ou agir ?

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 11 juin 2015

Lors d’une récente visite en Arménie, je me suis rendu dans le Haut-Karabagh. L’amour pour notre patrie historique contribue certainement à l’attachement de tous les Arméniens envers ce morceau de terre. Il faut que l’amour et l’admiration soient toujours là en termes absolus, mais aussi d’un point de vue artistique.
La capitale, Stepanakert, est devenue une ville moderne, une fierté pour les habitants du Karabagh.

La beauté naturelle, luxuriante de ses montagnes, combinée au sens de l’histoire, m’a amené à réfléchir sur ce paradis sur terre : Qui contribue à son développement ? Qui garde ses frontières ? Qui investit dans son économie ?
Il n’y a pratiquement pas de circulation aérienne entre Erévan et Stepanakert, car les Azéris menacent d’abattre tout avion civil. Chaque fois que l’Arménie tente d’initier le transport aérien, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et d’autres parties « impartiales » avertissent le pays à ne pas recourir à des provocations. Ainsi, le diktat azéri d’une politique internationale est appliquée pour isoler le Karabagh et forcer sa dépopulation.

Par conséquent, la seule manière d’accéder à l’enclave ou à la visiter sont les transports terrestres, qui dans des conditions idéales, prennent un minimum de six heures d’Erévan à Goris. La route ne répond pas aux normes internationales, mais selon les normes locales est considérée comme confortable.

Au retour de Stepanakert vers Erévan, nous avons pris la route Mardakert-Vardenis, qui est dans un état lamentable. Dans tous les pays, un voyage de 116 kilomètres pourrait se faire en une heure, mais notre voyage a duré huit longues heures, infligeant d’innombrables secousses aux nos os.

Cette route est l’une des principales artères qui contribuent au commerce et aux affaires entre l’Arménie et le Karabagh. L’on peut se demander quel est l’intérêt de conserver une artère principale dans de telles conditions préhistoriques. Le Fonds arménien a, depuis deux ans, pour objectif la réfection du revêtement de la route. Mais depuis ces deux ans la route s’est davantage détériorée. Qui donc est responsable de cette catastrophe ? Les fautifs se renvoient la balle. Chacun s’en lave les mains.

Il n’est pas vraiment important de savoir quel organisme ou parti devrait se charger de superviser la situation. Au lieu de cela, les Arméniens du monde sont collectivement responsables; leur ineptie a pour résultat d’abandonner le Karabagh à ses propres malheurs, après que ses habitants aient répandu tant de sang pour sa libération.
Le Fonds arménien organise annuellement une collecte diffusée le jour de l’Action de Grâce (Etats-Unis) et la communauté arménienne y participe. Officiellement les résultats déclarés pour l’année 2014 sont de 12 399,55 dollars, une chute spectaculaire par rapport à l’année précédente. Mais personne n’a encore mis en doute la cause de cette baisse, et personne n’a offert d’explication plausible. Par ailleurs, un seul bienfaiteur arménien aurait pu émettre un tel chèque.

Le Fonds arménien est organisé sur le principe d’une saine gestion. C’est un forum où l’Arménie rencontre la diaspora. Mais il y a des organismes inactifs qui n’ont pas contribué, et ne le feront pas non plus dans un avenir proche. L’ironie est qu’ils ont été invités, non pas pour leur pouvoir à contribuer, mais pour leur capacité à perturber s’ils étaient mis de côté. Ils peuvent exercer leur pouvoir négatif afin de se venger, car il est toujours plus facile de convaincre le public de ne pas contribuer plutôt que de contribuer.
Hagop Avédikian, rédacteur en chef du journal Azg d’Erévan, a pris à partie les organisateurs de la collecte de fonds, dans deux articles consécutifs.

La première question qu’il pose est pourquoi le Téléthon est organisé dans la même ville, avec la participation des mêmes personnes, et avec presque les mêmes slogans ?
Ensuite, il fait trois recommandations :

  1. Réduire le nombre d’employés dans les collectes de fonds. Les donateurs sont moins impressionnés par des employés rémunérés que des bénévoles ;
  2. Responsabiliser les comités locaux et leur faire confiance avec des responsabilités supplémentaires ;
  3. Fournir une comptabilité honnête, directe et impartiale, parce que dans ce cas, le capital moral a plus de valeur que le capital financier.

Ce troisième point soulève une foule d’autres problèmes, liés à la confiance et la responsabilisation. L’autorité est fragmentée dans la diaspora. Aucune autorité ne peut s’élever au-dessus du clivage partisan et obtenir la confiance nationale.

Ici, Avédikian compare la situation à celle du général Antranik en 1919 aux États-Unis, lorsque les Arméniens de la patrie et de la Cilicie ont été anéantis après le génocide. La collecte de fonds d’Antranik sonnait comme un ordre militaire (pas de dons anonymes, aucun engagement, des espèces uniquement, etc.), des comités de collecte de fonds régionaux, pas de dépenses extravagantes, ainsi de suite.

Comment Antranik pouvait-il se faire respecter ? D’abord parce qu’il était un héros national, puis son autorité était appuyée par Boghos Nubar Pacha, président de la délégation nationale arménienne, avec la bénédiction de Avetis Aharonian, président de la République d’Arménie.

Ces noms inspiraient une crédibilité sans faille. Aujourd’hui, ce respect a été remplacé par un cynisme omniprésent, qui dégrade et déshonore toute autorité.
Ce sentiment auto-destructeur est le signe d’une nation fatiguée, qui a perdu son aile sacrée.

Plus de 7 000 donateurs ont contribué au fonds du général Antranik, amassant 532 036,40 dollars, ce qui équivaut aujourd’hui à 6,5 millions de dollars. Il faut noter que les donateurs étaient tous les immigrants, en majorité travailleurs d’usine, épiciers, cordonniers et artisans. Les dons ont été compilés dans un livre avec tous les noms des donateurs et le montant de leurs dons, mais plus important encore, avec le nom des villes où ils étaient nés. Les dons ont été répartis comme suit : 30% alloué au Patriarcat arménien à Istanbul, organe qui fonctionnait sous occupation alliée; 20% en Cilicie, où les Français avaient promis une terre aux Arméniens ; 10% à l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB), qui administrait des orphelinats, des écoles et des cliniques de santé en Arménie, en Cilicie, en Grèce et au Moyen-Orient, et les 40% restants ont été remis au gouvernement de l’Arménie indépendante.

Les gens étaient impatients de contribuer parce qu’ils avaient foi en l’avenir, le rétablissement de leur existence collective brisée, la Cilicie allait survivre, et l’Arménie indépendante présentait un brillant avenir.

Ces faits nous permettent de conclure que des autorités puissantes peuvent galvaniser les masses et inspirer foi et espoir en l’avenir.

Ce qu’Avédikian n’a pas mentionné est la campagne négative effrénée menée en ligne pour ne pas contribuer à l’Arménie, ni au Fonds arménien.

Ces militants accusent, à juste titre, les représentants du gouvernement de corruption. L’effondrement de l’Union soviétique a créé un océan de corruption. Il est impossible d’isoler une zone dans cet océan et de purifier son eau. C’est en considérant uniquement le gouvernement comme un mal nécessaire, que nous pouvons continuer à contribuer, même si une fraction de cette contribution sert l’objectif visé. Trois présidents se sont succédés, mais aucun n’a pu renverser la vapeur.

L’ex-président géorgien Mikhaïl Saakachvili a tenté d’éradiquer la corruption, et aujourd’hui, il est un criminel recherché dans son propre pays.

Il y a des entités qui agissent en Arménie en respectant les normes et appartiennent à des mains privées, comme Tumo, le Musée Cafesjian, l’Université américaine d’Arménie, l’aéroport de Zvartnots, et l’École internationale Dilijan.

Le point est de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Les dons aident, mais il faut être prêt à perdre une partie de ceux-ci, mais aussi choisir à bon escient.

Il est saisissant de faire face à l’apathie générale alors que l’Arménie se dépeuple, que le soutien à la patrie et au Karabagh diminue, peut-être même jusqu’à nous conduire à leur perte.

Peut-être serons-nous mieux à déplorer la perte de notre patrie plutôt que de travailler à la maintenir.

Traduction N.P.