L‘année 2015 a démontré être exaltante pour les Arméniens. Cette année, le siècle a culminé par un centenaire traumatisant, a lutté pour obtenir la reconnaissance face à des stratagèmes politiques mais aussi des applaudissements bien mérités. Les Arméniens, divisés et décimés par le génocide, ont réalisé – un siècle de frustrations plus tard – que leur cause était plus puissante que leur influence collective ne pouvait le projeter et qu’elle continuait à avoir de l’intérêt pour la communauté internationale.
Il est vrai que certains pays ont soutenu le génocide arménien, non pas uniquement motivés par l’altruisme; ils ont utilisé la question afin de promouvoir leurs propres intérêts nationaux ou politiques. Telle est la nature de la politique et nous devons le comprendre; nous avons même besoin de prendre l’initiative de trouver d’autres pays dont les intérêts sont parallèles aux nôtres pour sensibiliser davantage l’opinion publique internationale à la question de la reconnaissance du génocide arménien.
Les Arméniens n’ont jamais prétendu que leur tragédie avait été une expérience unique, même s’ils ont des motifs de le faire. Le Cambodge et le Rwanda sont encore en vie après leurs respectifs et tragiques génocides. L’Ukraine a survécu à l’Holodomor (famine) de 1932-1933 imposée par Josef Staline. En revanche, les Arméniens ont été les seuls à avoir perdu leur patrie historique après l’assassinat de 1,5 million de ses habitants. On pourrait argumenter que l’Holocauste des Juifs les a aidés à retrouver leur patrie disparue durant 2 000 ans. La Déclaration Balfour de 1917 était toujours une promesse non tenue, jusqu’à ce que les révélations des procès de Nuremberg secouent la conscience de l’humanité, ce qui a conduit la communauté internationale à soutenir la création d’une patrie pour les Juifs en 1948.
Le centenaire a représenté un moment de vérité pour les Arméniens ainsi que pour les Turcs.
Il n’y a pratiquement plus de survivants du génocide, mais la cause est bel et bien vivante. Les générations futures ont mis au point des moyens plus puissants pour poursuivre la cause et l’existence d’une république arménienne indépendante qui constitue le fondement et la promesse d’une restitution future.
Les Turcs ont été tout aussi stupéfaits en notant qu’après un siècle de déni, le monde parlait encore du génocide arménien; en outre, la question a fait son chemin dans la conscience nationale de nombreux Turcs qui estiment que la honte collective doit être rayée de leur image nationale pour pouvoir être admise dans la famille des nations civilisées.
Les Turcs justes sont nos partenaires sur un point; ils veulent émanciper leur nation de la stigmatisation de la honte historique. Dès que nous leur parlons de réparations ou de revendications territoriales, ils nous abandonnent.
Les activités entreprises au cours de l’année du centenaire et leur impact international ont placé la question du génocide arménien sur une trajectoire irréversible – plus de pays se sont joint à ceux qui ont reconnu le génocide, le statut juridique du génocide a été renforcé en droit international, plus d’ouvrages ont été produits par des auteurs arméniens, turcs ou occidentaux. En outre, des chefs spirituels et des icônes des relations publiques ont témoigné de la véracité des faits historiques, l’Arménie et les Arméniens ont été en mesure d’organiser une commémoration du centenaire à un niveau international sans précédent.
En fait, la Divine Liturgie du Pape François à la mémoire des victimes arméniennes, le 12 avril 2015 et sa déclaration sans équivoque sur le génocide a donné le ton international; les sœurs Kardashian, Serge Tankian, Atom Egoyan, Charles Aznavour, George et Amal Clooney ont élevé leurs voix pour amplifier le mouvement de relations publiques.
La réaction de la Turquie, en revanche, a été motivée par la panique et semblait terriblement inadéquate pour contrer des arguments éloquents et fréquents à l’appui de la reconnaissance du génocide. Le gouvernement Erdogan a mobilisé les ressources de l’Etat pour amortir l’impact des commémorations du génocide en déplaçant la commémoration du centenaire de la campagne de Gallipoli au 24 avril, ce qui a démontré le désespoir de la Turquie. La réaction de la Turquie a révélé un défi encore plus grand. L’Arménie a été en mesure de réunir quatre présidents et 50 délégués représentant les assemblées nationales de leurs pays respectifs qui ont exprimé leur solidarité avec l’Arménie lors d’un forum organisé à un niveau remarquablement raffiné.
Vingt pays avaient reconnu le génocide arménien avant cette année. En 2015, quatre autres se sont ajoutés à la liste: les organes législatifs de la Bolivie, du Brésil, de la Bulgarie et du Luxembourg ont adopté des résolutions sur la question.
Bien que 5 millions de Turcs en Allemagne peuvent s’opposer au mouvement, il est à espérer que le gouvernement d’Angela Merkel y ajoutera bientôt sa voix.
Bien qu’un nombre négligeable d’Arméniens qui vivent au Chili, au Paraguay et en Bolivie, la visite du ministre arménien des Affaires étrangères Edouard Nalbandian en Amérique du Sud a fait une différence. Il convient de noter que, après la chute des dictatures militaires dans la région, beaucoup de ces pays ont mené une politique étrangère indépendante. Prenons pour exemple que seuls le Nicaragua et le Venezuela ont reconnu l’indépendance de l’Abkhazie, en créant peut-être un précédent vers la reconnaissance du Haut-Karabagh.
Quarante-trois des cinquante Etats des Etats-Unis ont reconnu le génocide. Le gouvernement fédéral et les présidents successifs ont failli à leurs promesses officielles de reconnaissance et pourront continuer à le faire pendant un certain temps. Le message du président Obama a presque mentionné le génocide (sans utiliser le mot) et son discours au parlement turc a été remarquable, mais les présidents américains devraient emprunter un peu du courage des présidents français pour terminer le parcours. La Turquie peut menacer, mais elle devra bientôt reculer.
Malgré son verdict politiquement motivé dans le cas Perinçek, la Cour européenne des droits de la personne a, une fois de plus, sensibilisé l’opinion publique européenne sur la question du génocide. La résolution du Parlement européen en a encore amplifié l’impact.
La reconnaissance mondiale doit être accompagnée de la recherche académique. Pendant de nombreuses années, les études sur le génocide ont souffert de l’insuffisance des ouvrages. Mais ces dernières années ont produit un nombre importants de volumes – « La saisie des propriétés arméniennes par les Jeunes-Turcs » de Ugur Umit Ungor, « Les crimes contre l’humanité des Jeunes-Turcs » de Taner Akçam, « Les Arméniens affamés » de Merrill D. Peterson, « Le rapport de Talaat Pacha sur le génocide arménien » d’Ara Sarafian, « Le livre noir de Talaat Pacha » de Murat Bardakci, « Le génocide arménien » de Wolfgang Gust, « Le jugement à Istanbul » d’Akçam et Vahakn Dadrian, et beaucoup d’autres – des ouvrages qui ont ouvert la voie à des publications centenaires tels que « Les plaies ouvertes : les Arméniens, les Turcs et un siècle de génocide » de Vicken Cheterian, « Grandes Catastrophes » de Thomas de Waal, « La Chute des Ottomans » d’Eugene Rogan, « Ils peuvent vivre dans le désert mais nulle part ailleurs » de Ronald Suny, « Le grand incendie » de Lou Ureneck, « Opération Némésis » d’Eric Bogosian, et le plus significatif « Un génocide gênant : Qui maintenant se souvient des Arméniens? » de Geoffrey Robertson. Robertson, en compagnie d’Amal Clooney, a également représenté les Arméniens dans l’affaire Perinçek.
Les volumes ci-dessus ne constituent pas une liste exhaustive ; d’autres ouvrages spécialisés sont régulièrement publiés.
Il existe dans ces volumes une écrasante documentation et analyses pour vaincre tout contre-argument ou négation.
Nonobstant la montagne de preuves, le président Erdogan insiste encore : « Que les Arméniens produisent un seul document prouvant que la Turquie ottomane a commis un génocide. »
Après avoir lu le compte rendu des procès militaires de 1919 à Istanbul et en particulier « Le livre noir de Talaat Pacha », où le génocide est détaillé avec une précision mathématique, personne ne peut remettre en doute l’intention et la préméditation du génocide arménien.
Après avoir traversé la scène du centenaire, il y a des voix de la communauté arménienne qui suggèrent que le génocide a gagné la reconnaissance et que maintenant nous devrions nous concentrer sur les dédommagements.
Il ne fait aucun doute que le centenaire s’est avéré être une victoire historique pour la cause arménienne, mais plus doit être fait sur le plan international, notamment en Turquie. Ceci ne peut se faire qu’avec la participation des universitaires et des militants turcs des droits de la personne. Reconnaissance et indemnisation vont de pair.
La punition du génocide, ce n’est pas seulement le trépas de 1,5 millions d’âmes, ni la perte de notre patrie historique, nous avons également souffert du morcellement de la nation arménienne. Les planificateurs turcs ont fait un travail si minutieux que durant 100 ans les Arméniens n’ont pu se reprendre, se réunir et parler au monde d’une seule voix. Ce fut le châtiment ultime. Un siècle après le génocide, les Arméniens de la diaspora n’ont pas atteint l’unité et chaque faction prétend la représenter.
Le comité du centenaire formé à Erévan comprend des représentants du gouvernement ainsi que des membres de la diaspora. Des plans sont en cours pour transformer ce comité en un organe permanent qui réunira diaspora et Arméniens d’Arménie. Si la sagesse règne, 100 ans plus, nous pourrons affirmer que les Arméniens sont unis.
Il y a cent ans, le génocide a été conçu pour détruire la nation arménienne et la réduire en miette, mais ironiquement, un siècle plus tard, la question du génocide reste le seul facteur qui unit les Arméniens et les aide à penser et fonctionner comme une nation souveraine.
Traduction N.P.