Commémoration du Génocide : Récupérer un héritage volé

Éditorial écrit en anglais par Edmond Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 19 avril 2018

Combien de nations devraient reconnaître le génocide arménien pour que nous puissions passer à la phase d’indemnisation ?
En 103 ans, plus de 20 pays l’ont reconnu. Devons-nous attendre que les 193 autres membres des Nations Unies le reconnaisse pour aller de l’avant ? Nous ne pensons pas qu’il y ait un chiffre magique et ce jeu n’est pas une mesure pour consolider les droits arméniens à l’indemnisation.
Seule une reconnaissance par l’État turc suffirait à débloquer ce casse-tête centenaire. Pour forcer la Turquie à reconnaître le génocide, certains pays clés doivent jouer le jeu, à savoir les États-Unis et Israël.
Bien sûr, ce chemin est problématique et rempli de nombreux obstacles politiques. Ces deux pays et d’ailleurs, tout autre pays, doivent être contraints par une incitation politique pour décider de reconnaître le génocide arménien.
Nous devons également qualifier la nature de toute reconnaissance qui vient à notre rencontre. Nous attendions des administrations américaines successives qu’elles reconnaissent le génocide. Jusqu’à présent, toutes les initiatives législatives à l’origine de résolutions commémoratives n’ont aucune valeur juridique, si ce n’est de mettre les Turcs sur la sellette. De même, la reconnaissance par une vingtaine de pays a une valeur commémorative, contrairement à ce qui s’est passé en France et en Allemagne.
La résolution française est soutenue par une loi. Nous étions presque à l’étape pour compléter la loi reconnaissant le génocide avec une loi punissant son déni, mais malgré les assurances larmoyantes du président français Sarkozy et à cause de son opportunisme politique, les machinations politiques ont joué leur rôle et la Cour constitutionnelle française a renversé la résolution du parlement rendant punissable le déni de génocide.
Le Loi Gaysot, rendant le déni de l’Holocauste punissable par la loi en France, se définit exactement comme la loi punissant le négationnisme génocidaire. Cependant, alors que le déni de l’Holocauste est punissable, le déni du génocide arménien est devenu une entrave à la liberté de parole des citoyens français. Les mêmes intérêts politiques ont annulé la condamnation du négationniste génocidaire Dogu Perinçek à Genève.
L’Europe et l’Occident sermonnent le reste du monde sur la séparation des pouvoirs, mais ils trouvent toujours une figure de style légale pour empiéter sur ces mêmes paramètres juridiques. La création de l’état du Kosovo et la charade juridique dans le démantèlement de l’ex-Yougoslavie en sont des exemples, tout comme le fait de laisser impuni les gardes du corps du président turc Recep Tayyip Erdogan à la suite de leurs attaques contre des manifestants pacifiques à Washington.
La reconnaissance par l’Allemagne du génocide arménien s’est faite par un acte du parlement qui est allé plus loin que la culpabilité turque, en reconnaissant la participation de l’Allemagne dans le génocide par son inaction à l’époque, voire par sa complicité.
Le génocide est défini dans l’article II de la Convention des Nations Unies sur la prévention et la répression du crime de génocide (1948). Le gouvernement turc ottoman a perpétré les cinq crimes définis dans cet article. Et contrairement à certaines affirmations atténuantes selon lesquelles il s’agissait d’un crime commis dans la panique de la guerre, nous retrouvons sur des documents, la plupart du temps déterrés par l’historien turc, le Dr Taner Akçam, qui montrent qu’ils étaient prémédités et planifiés. Le livre noir de Talaat Pacha fournit des preuves suffisantes de cette préméditation.
Le sultan Abdul Hamid II pratiquait toujours les échanges de population entre les villayets pour préserver les majorités musulmanes car chaque fois que la question orientale ou la question arménienne émergeaient des forums politiques, les puissances européennes exigeaient des réformes dans les régions à majorité chrétienne. Cela a été la politique ottomane éternelle. Les Jeunes Turcs (ou membres d’Ittihad ve Terraqi, Comité pour l’union et le progrès avec l’acronyme CUP) avaient une solution plus raffinée, Talaat Pacha s’en est vanté plus tard « ce que le sultan Abdul Hamid n’a pu réaliser en 40 ans, j’ai pu l’atteindre en quelques mois, avec l’anéantissement de toute la population d’Anatolie. »

Parce que, comme le dit l’historien turc Ügur Umit Üngor dans son livre « La fabrication de la Turquie moderne », les Ittihadistes ont développé une idéologie qu’ils ont exécutée en profitant de la situation de guerre. Une idéologie prend beaucoup de temps à se développer et il n’est pas possible de l’avoir comme arrière-pensée. L’idéologie appelait au nettoyage ethnique, dans le jargon d’aujourd’hui, pour créer un état uniforme.
Üngor écrit : « Le régime Jeune-Turc a soumis l’Anatolie orientale, un espace ethniquement hétérogène, à diverses formes de politiques de population nationalistes visant à homogénéiser ethniquement la région. …Cela commence avec la prise du pouvoir par les Jeunes-Turcs lors du coup d’État de 1913 et se termine avec la domination des Jeunes-Turcs en 1950. »
Il est significatif que l’historien étende le règne des Jeunes-Turcs à 1950, car comme Akçam l’a retrouvé dans son livre « Un acte honteux », Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République de Turquie, a enrôlé tous les fonctionnaires qui avaient du sang sur les mains dans son gouvernement, en créant une façade de modernisme. Ces fonctionnaires ont non seulement exécuté un génocide, mais ils ont également contribué à la formation du Parti républicain d’Atatürk et de ses politiques. Ce sont eux qui ont orchestré les massacres des Kurdes à Dersim en 1938 et les organisateurs de Varlik Vergist en 1942 pour exproprier toutes les autres minorités ethniques – Arméniens, Grecs et Juifs.
Les kémalistes étaient des sympathisants et des collaborateurs nazis. La preuve la plus évidente de cette collaboration est qu’ils ont réussi à amener les restes de Talaat de Berlin en Turquie et à lui offrir ensuite des funérailles d’État à Istanbul. Ils avaient aussi leur armée prête à traverser la frontière avec l’Arménie si Hitler avait remporté la guerre.
Aujourd’hui, nous avons une bataille d’archives. Erdogan et ses semblables ont défié les Arméniens d’ouvrir leurs archives pour prouver leur innocence. En premier lieu, ces archives turques sont disponibles de manière limitée et, comme le témoigne Üngor, elles sont épurées par la suppression de tout document incriminant.
Heureusement, aucun historien qui se respecte ne tombera dans le piège turc en s’appuyant sur des archives contrôlées, à l’exception de certaines personnes comme Hani Halajoglu, Justin McCarthy, Stanford Shaw, etc.
Il n’y a pas de démarcation entre la reconnaissance du génocide et sa justification. On nous rappelle parfois que la phase de reconnaissance a été satisfaite et que nous devons passer à la phase de compensation. L’une ne contredit pas l’autre. Au contraire, elles vont de pair. La reconnaissance est à la base de la compensation.
Nous n’avons pas de politique nationale définissant ce que nous entendons par compensation. Différentes personnes ont des visions différentes sur ces compensations. À une extrémité du spectre, il y a ceux qui ont été dépossédés de leur identité et se fichent d’une manière ou d’une autre de ce que les Turcs compensent. Ce sont les deuxièmes victimes du génocide, les premiers, bien sûr, étant les martyrs qui ont péri à Der Zor.
Puis les autres groupes d’Arméniens qui se contenteront d’excuses des Turcs. Le niveau suivant exige une compensation monétaire. Et les partis politiques traditionnels exigent une restitution territoriale.
Il y a érosion de la force face à cette dernière demande, menée par les Turcs ou basée sur le bon sens. Les gens ont commencé à se demander pourquoi nous avions besoin de terres alors que nous n’arrivions pas à gérer ce qui constitue l’actuelle République d’Arménie. De plus, qui ira peupler ces territoires historiques, puisque notre nombre a diminué au fil des ans ?
En théorie, nos demandes doivent inclure tous les niveaux de compensation ci-dessus. Si un voleur a volé un objet, il est le dernier à avoir le pouvoir de demander au propriétaire de ce qu’il a l’intention de faire avec l’objet, s’il lui est restitué.
Il est vrai qu’en pratique nous n’avons pas un nombre significatif d’Arméniens pour peupler nos terres ancestrales historiques. Nous ne devrions pas nous sentir coupables de ce manque à gagner, car la culpabilité et la responsabilité incombent aux Turcs qui ont décimé notre nation. Les Kurdes avaient presque la même population durant l’ère ottomane. Aujourd’hui, ils sont entre 20 et 25 millions à l’intérieur des frontières de la République de Turquie. Si la population arménienne avait été laissée sans entraves sur ses terres historiques, elle se serait multipliée au même rythme ou à un rythme un peu plus lent, mais elle serait assez nombreuse pour peupler les terres de ses ancêtres.
Il y avait 2 000 à 2 500 églises, monastères, forteresses et une énorme quantité de richesses matérielles et culturelles. Cela fait également partie de notre héritage national.
Nous ne pouvons pas donner vie à cette génération entière qui a produit cette richesse. Mais ces excuses devraient tenter de couvrir certains des éléments tangibles perdus.
Tout le reste fait partie de notre identité nationale. Tout élément manquant compromettra cette identité. Cela peut sembler irréaliste, surtout dans le climat politique actuel. Mais les groupes nationaux ne vivent pas seulement dans le présent. Ils ont aussi un avenir. Ce futur ne peut être façonné que par eux. Pour propulser un groupe national vers son avenir, ce groupe doit motoriser son mouvement à travers ses idéaux.

Tous les éléments de nos revendications constituent cet idéal. Nous pouvons atteindre cet idéal dans 20, 100 ans ou jamais. Mais au moins, sur cette route, nous jouirons d’une vie digne.  Edmond Azadian

Traduction Nicole Papazian