L’Arménie est encore une fois aux prises à un bras de fer entre l’Est et l’Ouest. En 2013, après de longues négociations avec l’Union européenne, le président arménien Serge Sargissian a brusquement interrompu les pourparlers, et a fait volte-face pour signer un accord avec l’Union économique eurasienne (UEE) dirigée par Moscou.
À ce jour, il n’y a pas eu d’éclaircissement officiel expliquant pourquoi le président a pris la décision personnelle de mener le pays vers une autre direction. Mais les raisons sont évidentes : Moscou lui tordait le bras.
L’UE n’a pris aucune mesure de rétorsion et a plutôt continué à soutenir l’Arménie et ses efforts pour la courtiser ainsi que d’autres pays de la sphère d’influence russe. Moscou, emporté par ses intérêts régionaux et mondiaux, n’est pas nécessairement à l’écoute des besoins économiques de l’Arménie, lui laissant la porte ouverte pour une occasion de prendre une fois de plus ses chances avec l’Occident.
Le blog EurasiaNet note : « Pour contrer le désenchantement, les médias russes ont ajouté leur voix aux efforts du Kremlin. Le service d’information Spoutnik, financé par Moscou, a qualifié cette semaine l’UEE de chance, offerte par la Russie, à l’Arménie afin de rétablir sa prospérité de l’ère soviétique. »
Cette initiative intervient à la veille du rapprochement de l’Arménie avec l’Occident. En effet, le mois prochain, le président Sargissian participera à un sommet de l’UE à Bruxelles, auquel participeront également l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine.
Cela fait partie d’un plan global de l’Occident pour isoler la Russie. Moscou peut s’abstenir de punir l’Arménie, seule « coupable » de sa tentation d’embrasser l’Occident.
Un projet de résolution du Parlement arménien visant à dissocier le pays de l’UEE a échoué à ses débuts, très probablement par crainte de représailles de la part de la Russie.
Cette fois-ci, l’alliance de l’Arménie avec l’UE comporte une clause de compromis, qui pourrait calmer les inquiétudes du Kremlin, tout en offrant à l’Arménie un rôle significatif entre les deux blocs. L’accord, appelé par euphémisme « accord d’association simple », contient les principes initiaux sur la réforme politique et vise à s’assurer que l’UE et l’Arménie partagent des valeurs démocratiques, sinon économiques. Une disposition spéciale permet à l’Arménie de coopérer avec l’UE, tandis que les règles de l’UEE pour l’Arménie continueront de s’appliquer.
Ainsi, la Russie a relâché la laisse de l’Arménie tout en s’assurant qu’elle ne se sauve pas trop loin. L’assurance prudente de l’Arménie a également rapporté d’autres dividendes, Moscou lui prêtant 100 millions de dollars supplémentaires pour l’achat de matériel militaire moderne.
En plus de son appartenance à l’UEE, l’Arménie est également partenaire de la Russie au sein du pacte militaire de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), où d’autres membres, en particulier la Biélorussie et le Kazakhstan, piétinent impunément les intérêts de l’Arménie. Le vice-président du Parlement arménien Edouard Sharmazanov a finalement pris position en avertissant son homologue bélarussien, Boleslav Pirshtuk, et a déclaré lors d’une commission de coopération interparlementaire : « Les représentants des États membres de l’OTSC devraient se soutenir mutuellement dans les plates-formes internationales et ne pas faire de déclarations sur une position officielle de l’OTSC. »
Alors que la Russie ne tolère pas que ses alliés stratégiques s’éloignent, elle tente d’inciter une autre ancienne république soviétique à adhérer à l’UEE dans le cadre d’une stratégie régionale majeure, qui nécessitera également l’intégration de l’Azerbaïdjan dans cette union. Récemment, en réponse à une question sur la possibilité pour l’Azerbaïdjan de se joindre à l’UEE, Sergey Glazyev, conseiller du président Poutine sur les questions d’intégration eurasiatique, a déclaré que la décision finale d’intégrer l’Azerbaïdjan dans l’union appartient à tous les participants. Dans le cas contraire, la décision dépend de l’Arménie, qui peut user de son droit de veto. »
Moscou estime que la participation de l’Azerbaïdjan à l’UEE contribuera à la stabilité régionale et au progrès économique. Bien sûr, l’Arménie sera l’un des bénéficiaires du développement économique de la région mais quel sera le prix de son abstention d’user de son droit de veto ? La volonté de Moscou d’intégrer l’Azerbaïdjan à l’UEE a trouvé un écho positif au parlement arménien, alors que les membres du parti républicain au pouvoir affirment que « si l’Azerbaïdjan devient membre de l’UEE, la possibilité de reprise des hostilités sera limitée. »
Le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a depuis longtemps abandonné l’espoir que le cadre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) puisse aboutir au règlement du conflit du Karabagh et trouver une nouvelle possibilité de se joindre à l’UE. Mais selon toutes indications, il n’y a aucune précipitation de la part de Bakou. En effet, le sommet entre les présidents arménien et azerbaïdjanais, le lundi 16 octobre dernier à Genève, n’a pas donné beaucoup de résultats. Le communiqué conjoint publié par les ministres des Affaires étrangères des deux pays indique que « la réunion s’est déroulée dans une atmosphère constructive. Les coprésidents ont exprimé leur satisfaction à l’égard de ces pourparlers directs qui ont eu lieu après un long intervalle. … Dans une prochaine étape, les coprésidents organiseront des séances de travail avec les ministres. »
Seul le président Sargissian a fait une déclaration brève et prudente, tandis que la partie azérie a gardé le silence. Bien sûr, pour l’Azerbaïdjan, il est stratégiquement logique de continuer sa guerre d’usure, d’attendre le dépeuplement de l’Arménie plutôt que de s’engager dans une guerre coûteuse.
Un autre élément qui contribue à la position assurée de l’Arménie est le facteur chinois. La Chine a été très généreuse envers l’Arménie, malgré la taille minuscule de cette dernière. On peut se demander pourquoi autant de largesse. Mais vu à travers le prisme des ambitions mondiales de la Chine, cette relation peut avoir plus de sens.
Ce n’est pas seulement l’Occident qui applique une politique d’endiguement envers la Russie. La Chine est également fatiguée de l’avenir de la Russie, même si ses votes peuvent coïncider aujourd’hui avec les sessions du Conseil de sécurité des Nations unies. Pékin s’est engagé dans un ambitieux plan de développement économique mondial pour relancer l’ancienne Route de la Soie, où l’Arménie est présente depuis l’époque de Xénophon. La route de la soie de la Chine contourne le territoire russe pour traverser les républiques d’Asie centrale. Pékin affirme que le plan repose sur un principe gagnant et l’a mis en œuvre sans dogmatisme politique, comme l’ont fait l’ex-Union soviétique et les États-Unis.
Alors que la Chine base ses plans sur le développement économique, la Turquie a une contre-revendication et des projets d’expansion sur les mêmes territoires. Le plan panturc de la Turquie comprend le Coran, les madrasas, l’extrémisme islamique et l’unité linguistique contre les offres économiques de la Chine, et ces deux courants vont se heurter. L’Arménie est l’une des bénéficiaires de ces contre-courants.
La Turquie irrite également la Chine en attisant les flammes de l’irrédentisme parmi la population rétive des Ouïghours de la province du Xinjiang. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a également accusé les dirigeants chinois d’avoir commis un « génocide » contre les Ouïghours.
Ainsi, la concurrence économique et militaire entre l’Occident et la Russie ainsi que la montée en puissance de la Chine comme superpuissance moderne sont arrivées au Caucase, permettant à l’Arménie de manœuvrer à son gré sa politique étrangère. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.