En souvenir de Silva Kapoutikian : une poète accomplie, une activiste vaillante

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 30 janvier 2020

Au début des années 2000, j’étais en Arménie lorsque j’ai téléphoné Silva Kapoutikian (ou Gaboudigian en arménien occidental) au dernier jour de mon voyage. Je l’ai informée que ma visite ne durerait pas plus d’une heure, faute de temps. Sa réponse a été : « Si vous négociez vos heures et minutes avec moi, vous pouvez aussi bien annuler votre visite. »
Elle était directe et brutalement honnête avec ses amis et ses ennemis.
Le centenaire de sa naissance a eu lieu en 2019, mais l’anniversaire a été célébré de manière plutôt discrète. Cette année, son 101e anniversaire a été fêté de manière plus officielle; son appartement est devenu un musée.
Kapoutikian était plus grande que nature. Elle portait une aura de dignité royale en plus de sa personnalité charismatique. Elle est née en Arménie au cours de la période soviétique, mais elle ne s’est jamais dissociée de l’héritage de sa famille, originaire de Van, le plus ancien berceau de la civilisation arménienne.
Au cours de sa vie, elle a produit une profusion de productions littéraires traduites en russe et en de nombreuses langues étrangères. Elle était plus qu’un poète arménien; elle a été célébrée dans toute l’Union soviétique. Elle a sûrement payé sa cotisation à la bureaucratie soviétique pour construire son piédestal littéraire et politique, à partir duquel elle a livré ses messages poétiques et nationalistes sur l’Arménie et au-delà.
Même son poème consacré à l’usine de tracteurs de Tcheliabinsk n’est pas dépourvu de couleur poétique et de franchise.
Comme poète, son lyrisme et la ligne mélodique de ses émotions l’ont aidée à se démarquer de ses contemporains.
Ses pensées et ses voyages sentimentaux étaient baignés de vulnérabilité féminine et d’un art véritable.
Une volonté de fer émanait également des brumes et des parfums de son lyrisme qui dominait non seulement sa poésie et toute sa production littéraire, mais aussi son activisme social.
Pendant l’ère soviétique, tout écart par rapport au dogme marxiste parrainé par l’État pouvait coûter à un écrivain sa carrière et même sa vie. Kapoutikian se tenait en quelque sorte au-dessus du Glavlit (bureau de censure soviétique) en raison de son talent et de son immense popularité.
Elle semblait intouchable. Et elle a été assez intelligente pour utiliser ce statut à son avantage pour promouvoir son programme politique.
Très tôt, alors que personne ne pouvait dire un mot de l’identité arménienne du Karabagh et de la détresse de sa population, Kapoutikian s’est lancé dans une croisade pour réclamer le Karabagh pour l’Arménie, jointe par le journaliste Zori Balayan et le romancier Sero Khanzadian. Elle a mené sa mission jusqu’à Moscou pour politiser la question. Grâce à sa gestion, même sous la domination de fer du régime soviétique, les Arméniens ont pu recueillir 75 000 signatures en appui au sort du Karabagh. Kapoutikian a transmis son message jusqu’au Kremlin et s’est disputée devant le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev. À cette époque, la politique de l’Union soviétique subissait un changement fondamental, mais personne n’était certain de l’avenir. Les gens cachaient toujours leurs opinions comme par le passé.
Kapoutikian a lancé son activisme social alors que le chauvinisme masculin sévissait en Arménie. Et se référant à son courage, la poétesse s’est vantée: « Il n’y a qu’un seul homme viril en Arménie et c’est une femme. »

Pendant la période soviétique, Silva Kapoutikian a été reconnue pour ses contacts continus avec la diaspora. Elle a relié la diaspora à la vie intellectuelle de l’Arménie, s’enrichissant elle-même dans le processus. L’Association culturelle Tékéyan a invité la poétesse à sa première tournée dans la diaspora. Ses visites au Liban et en Syrie ont pris des proportions historiques. Sa superbe rhétorique, mêlée à sa poésie et son patriotisme l’ont emporté. Elle a été traitée comme une sainte vivante. Des foules immenses ont rempli les salles de concert pour entendre son message inspirant et poétique. Elle a reflété dans son message l’évolution culturelle de l’Arménie qui était alors à son apogée.
Tout en reflétant la vie de l’Arménie dans la diaspora, elle a également contribué au processus inverse. En poursuivant sa tournée au Moyen-Orient, en Europe et en Amérique, elle a commencé à publier ses mémoires. Elle a publié deux volumes monumentaux, puis Caravanes en marche, Conversation à cœur ouvert, Bon voyage et Méditation à mi-chemin.
Elle a utilisé ses talents littéraires pour rendre ces volumes facilement lisibles; des anecdotes humoristiques, des rencontres historiques et des réflexions philosophiques ont été utilisées pour replacer la vie de la diaspora dans un contexte compréhensible et informatif.
Bien sûr, certains événements fortuits ont été interprétés sous l’angle des perspectives intellectuelles formées par les Soviétiques, mais dans l’ensemble, elle a présenté une tapisserie colorée de la vie arménienne dans le monde.
L’adulation envers Silva Kapoutikian a dépassé sa réputation de poète; elle est devenue une icône nationale. La visite de son appartement à Erévan a inspiré les Arméniens de la diaspora avec la crainte d’entrer dans un sanctuaire sacré. Et elle savourait cette vénération avec un plaisir évident.
Lorsque l’indépendance est arrivée en Arménie, beaucoup pensaient que l’esprit libre de Kapoutikian accueillerait cet événement historique à bras ouverts. Mais étonnamment, il s’est produit le contraire. Son idéalisme s’est heurté à l’opportunisme des nouveaux venus. Il était incroyable de trouver le premier président de l’Arménie indépendante, Levon Ter Petrosian, avec de solides références académiques, traitant les écrivains, les intellectuels et les artistes du pays comme un philistin. L’élite intellectuelle, qui avait joui d’une position révérencielle durant la période soviétique, est devenue un concurrent. Cela rendait furieuse Kapoutikian, qui l’a reproché à Ter Petrosian.
À cette époque, l’Association culturelle Tékéyan avait de nouveau invité la poétesse à faire une tournée, cette fois aux États-Unis et au Canada, pour célébrer son 75e anniversaire. Un recueil de ses nouveaux poèmes a été publié pour marquer l’occasion. Mais Kapoutikian a transformé cette tournée littéraire en campagne politique. Elle a utilisé chaque forum dans chaque ville pour critiquer Ter Petrosian lui-même, son gouvernement et ses politiques. Et elle a posé avec dédain la question rhétorique: « Qui diable est ce savant des études assyriennes qui s’est inscrit comme membre de l’Union des écrivains, parmi les écrivains créatifs ? »
Elle a embarrassé ses hôtes sans fin, car ils essayaient de maintenir des relations amicales avec le premier président.
Mais le pire restait à venir avec le régime du deuxième président, Robert Kotcharian, qui, selon elle, a appauvri l’Arménie et encouragé son dépeuplement.
Mais son antagonisme a atteint son point culminant avec le massacre du Parlement le 27 octobre 1999.
« Tout président digne et intègre aurait démissionné après ce carnage », a-t-elle proclamé, puis a ajouté, « un immense gouffre a été créé entre la population arménienne et son dirigeant ».
Pour donner un ton supérieur à sa colère, elle a rendu sa médaille de Mesrob Mashtots, décernée par le président Kotcharian, accompagnée d’un poème abrasif composé pour l’occasion, intitulé « Révolte », dans lequel elle a écrit : « Je ne vis pas plus, pourtant je ne meurs pas non plus. Ma mort ne durera pas très longtemps, jusqu’à ce que je voie le jour de votre jugement. » Et cette ironie est devenue réalité.
Maintenant que Kotcharian est derrière les barreaux, attendant son tour au tribunal, le poème de Kapoutikian a trouvé une nouvelle popularité et une résonance toute neuve.
La poésie de Kapoutikian a enrichi le canon littéraire arménien de plusieurs manières. Elle était déjà un classique de son vivant. Les générations futures seront inspirées par son héritage de poésie impeccable. Mais surtout, elle se tiendra debout dans l’histoire arménienne en tant qu’icône de la liberté et du patriotisme.
Kapoutikian est décédée en 2006 et après des funérailles d’État, a été enterrée dans le panthéon de Komitas.
De Van à Erévan, elle demeure plus importante que jamais, 101 ans après sa naissance.

Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.