La technologie a changé rapidement la société. Auparavant, le moyen de conquérir un pays était de l’envahir et de le surpasser. Aujourd’hui, les frontières physiques ne peuvent plus défendre un pays, car il existe des armes plus puissantes : l’économie et la technologie. Les États-Unis en particulier ont armé leur énorme pouvoir économique et l’utilisent de manière efficace aujourd’hui contre la Russie, l’Iran et la Turquie.
Les deux premiers pays sont des adversaires, tandis que la Turquie est une alliée de l’OTAN, mais fait l’objet de sanctions économiques américaines.
L’autre arme en cours de déploiement est la technologie pouvant causer des ravages dans les pays industrialisés. Les gouvernements peuvent également armer les médias sociaux grâce auxquels ils peuvent infiltrer les frontières, façonner l’opinion publique, alimenter la désinformation en vue de provoquer des bouleversements dans les sociétés et faire tomber les régimes ciblés.
Bien entendu, les pays technologiquement pauvres sont à l’abri de ces invasions.
La Turquie, dont l’économie a enregistré de remarquables progrès au cours des dernières années, a mis au point sa propre défense contre une guerre électronique armée: le président Recep Tayyip Erdogan a polarisé la société turque et joué les groupes partisans les uns contre les autres. Il a soit exilé, soit emprisonné la crème de la crème de l’élite turque, ce segment éduqué dont la vie tourne autour de la cyber-technologie. Comme Erdogan a sauvagement évincé les éléments éclairés de la société turque, il ne peut que compter sur l’endoctrinement fanatique (c’est-à-dire le segment le moins éduqué et le plus pauvre de la société turque).
La fuite des cerveaux ne le concerne pas, pas plus que l’effondrement de la classe moyenne qui constitue l’épine dorsale d’une société saine. Tout ce dont Erdogan a besoin, c’est du groupe galvanisé par les rêves ottomans et armé de ferveur religieuse.
La vérité sur la stratégie d’Erdogan s’est révélée lorsqu’il a contesté les mesures punitives du président Trump à la suite des actions hostiles de ce dernier en réponse à l’incarcération d’un pasteur américain par la Turquie. Erdogan a annoncé à une foule en liesse : « Si eux ont des dollars, nous avons Allah. »
Pour encourager davantage ses partisans, Erdogan leur a ordonné d’écraser publiquement leurs iPhones, comme pour défier les États-Unis et sa technologie exportée.
Le bras de fer entre les États-Unis et la Turquie a atteint un point critique lorsque le tribunal turc d’Izmir n’a pas réussi à libérer le pasteur américain Andrew Brunson.
Le président Trump a déclaré que la Turquie « n’a pas agi en ami », ajoutant que « la Turquie profite des États-Unis depuis de nombreuses années. Ils tiennent maintenant notre merveilleux pasteur chrétien, qui doit représenter notre pays en tant que grand patriote otage. Nous ne paierons rien pour la libération d’un homme innocent, mais nous réduisons ce que nous donnons à la Turquie. »
Le président Trump a haussé les droits de douane de 50% sur les importations d’acier et d’aluminium turcs, ce qui a provoqué une chute catastrophique de la livre turque. La monnaie turque a perdu 40% de sa valeur depuis le début de l’année. Les États-Unis étaient la quatrième source d’importations en Turquie l’an dernier, représentant 12 milliards de dollars d’importations selon le Fonds monétaire international.
La Turquie a, à son tour, doublé ses tarifs sur les importations américaines telles que les voitures, l’alcool et le tabac.
On peut se demander pourquoi cette crise a éclaté maintenant et non pas il y a deux ans, lors du premier emprisonnement de Brunson. Il semble que le cas du pasteur ait été la goutte qui a fait déborder le vase, les griefs s’accumulant depuis plusieurs années, la Turquie se tournant de plus en plus vers la Russie, achetant des systèmes de défense antimissile S-400 à Moscou, défiant Israël qui avait défendu les forces américaines sur les champs de bataille en Syrie en soutenant les objectifs stratégiques de Washington dans ce conflit.
L’autre raison est que l’administration Trump a les yeux sur les élections de novembre, où de nombreux sièges du Congrès républicain sont en danger et la Bible Belt aux États-Unis doit se mobiliser. Quel meilleur moyen que de plaider pour la libération d’un pasteur de Caroline du Nord, détenu dans la lointaine ville d’Izmir ? Le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompeo contribuent à rallier le vote évangélique.
Depuis que l’administration Trump a inséré l’élément religieux dans le conflit en cours avec la Turquie, Erdogan a exercé des représailles en forçant les dirigeants religieux minoritaires en Turquie à signer une déclaration, déclarant que les minorités religieuses jouissaient d’une liberté totale en Turquie. Le député arménien Garo Paylan a répondu en demandant pourquoi les Arméniens ne pouvaient pas élire leur propre patriarche s’ils étaient libres en Turquie ou pourquoi les églises et autres institutions caritatives n’étaient pas autorisées à élire leurs conseils. Bien entendu, d’autres restrictions à l’encontre des minorités peuvent également être citées : le séminaire arménien Sourp Khatch et le séminaire orthodoxe grec sont fermés, privant ainsi d’éducation religieuse des membres en herbe du clergé.
Le président Erdogan a en outre menacé les États-Unis en déclarant : « Si les responsables américains ne corrigent pas leur politique unilatérale, la Turquie cherchera d’autres alliés. » En réalité, la Turquie a déjà trouvé d’autres alliés et collabore avec eux depuis un certain temps.
La Turquie a déjà commencé à courtiser certains pays d’Europe. M. Erdogan a atténué sa rhétorique envers l’Allemagne, s’attendant à une aide en retour. Jusqu’à présent, l’Allemagne, la France et la Russie ont sympathisé en paroles. Seul l’émirat du Qatar a présenté de l’argent. L’émir Sheikh Tamim bin Hamad Al Thani du Qatar a, en effet, promis 15 milliards de dollars d’investissements et de prêts pour stabiliser les banques turques. On pourrait penser que cela est trop peu et trop tard, car l’économie turque est suffisamment importante pour classer ce pays parmi les membres du club économique du G-7. L’une des réalisations d’Erdogan a été de développer l’économie pauvre du pays, qui à son tour a bâti la classe moyenne, en danger en ce moment.
La ligne américano-turque a suscité l’espoir parmi les Arméniens de voir l’administration Trump reconnaître le génocide arménien. Cet espoir est encore renforcé par les appels des législateurs américains à reconnaître le génocide. Mais l’histoire récente nous a appris que les États-Unis et Israël menacent la Turquie de reconnaitre le génocide, mais ne le font jamais.
En outre, certains Arméniens pensent que l’antagonisme turco-arménien pourrait d’une manière ou d’une autre aider l’Arménie. En regardant l’autre côté de l’équation politique, nous constatons que cet antagonisme sera compensé par un rapprochement russo-turc. La Turquie est une alliée politique prisée de la Russie, ce qui la rend plus précieuse que l’Arménie, en particulier à un moment où les relations arméno-russes connaissent des difficultés.
En théorie, la Russie est le défenseur de l’Arménie contre une éventuelle attaque turque. Cependant, la Russie peut se permettre de couvrir ses paris.
Il est intéressant pour les Arméniens de voir comment s’articulent les relations turco-américaines. Peuvent-ils atteindre un point de rupture avec une demande à la Turquie de quitter la structure de l’OTAN ?
La stratégie du bord de l’abîme a toujours bien servi M. Erdogan. Nous devons nous souvenir de l’affrontement avec la Russie lorsque la Turquie a abattu un chasseur russe à la frontière syrienne. Après quelques moments forts, la Russie a eu recours à des sanctions économiques en coupant le commerce et le tourisme avec la Turquie, et Erdogan a cédé. Non seulement il a cligné des yeux mais il s’est incliné et s’est excusé. Et il a salué cette indignité comme flexibilité diplomatique.
Erdogan a toujours un tour similaire dans sa manche. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.