Une branche du gouvernement des États-Unis a enfin reconnu le génocide arménien.
En effet, la Chambre des représentants a adopté la résolution 296 par un nombre écrasant de voix (405-11). Durant plus de 35 ans, l’espoir des Arméniens a reposé sur les relations politiques instables entre les États-Unis et la Turquie. Les brimades et les menaces persistantes de cette dernière et les hésitations des États-Unis ont rendu l’adoption de la résolution d’autant plus utile.
La portée de la résolution est d’autant plus ample par son contenu inclusif: elle résume tous les actes législatifs et commémoratifs antérieurs, y compris la présentation du gouvernement des États-Unis à la Cour internationale de Justice le 28 mai 1951, la Proclamation 4 838, la résolution 148 du Président des États-Unis du 8 avril 1975 et autres, ainsi que le fait que 49 États sur 50 ont adopté la reconnaissance, de même que 30 pays et l’Union européenne.
Ces éléments élargissent la portée politique et juridique de la mesure à des paramètres universels.
C’était également très dramatique de voir les représentants témoigner et plaider en faveur de l’adoption de la résolution, faisant entendre la voix de l’ambassadeur Henry Morgenthau et du diplomate américain Leslie Davis qui a écrit The Slaughterhouse Province: An American Diplomat’s Report on the Armenian Genocide, 1915-1917 (ndlr : L’Abattoir : le rapport d’un diplomate américain sur le génocide arménien, 1915-1917) parfois avec des nuances d’émotion.
Les experts politiques et le grand public se demandent pourquoi la résolution a été adoptée maintenant, en ce moment même, après 35 ans de suspension.
Une explication veut que les étoiles étaient bien alignées pour donner un résultat positif. Ces étoiles sont certainement les facteurs politiques presque toujours en désaccord pour obliger amis et adversaires du Congrès à confesser que « ce n’est pas le moment d’adopter la résolution afin de ne pas offenser notre alliée la Turquie ».
Mais comme l’a déclaré le représentant Adam Schiff dans son témoignage, c’est toujours le bon moment pour reconnaître le génocide arménien.
Plusieurs fois dans le passé, les votes ont été alignés et étaient sur le point de passer, mais une fois, Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, a reporté le vote. Une autre fois, la Maison-Blanche est intervenue par l’intermédiaire du président Bill Clinton auprès du président républicain de la Chambre, Dennis Hastert; les deux étaient en désaccord sur toutes les questions sauf en ce qui concerne la tenue d’un vote sur le génocide arménien.
Plus tard, M. Hastert s’est révélé être un responsable corrompu du gouvernement turc.
Samantha Power, ambassadrice du président Obama aux Nations unies, fait partie de l’histoire. Elle s’était rendue dans la communauté comme aide humanitaire en publiant un livre puissant, A Problem from Hell: America and the Age of Genocide (ndlr : Un problème infernal : l’Amérique et le génocide), qui porte sur le génocide arménien, l’holocauste et le génocide cambodgien. Ce livre l’a également propulsée jusqu’à la Maison-Blanche, nonobstant sa rencontre avec une autre femme puissante, Hillary Clinton.
Mme Power avait convaincu, par une lettre à la communauté arménienne, que Barack Obama reconnaîtrait le génocide arménien s’il était élu, ce qui bien sûr s’est révélé faux.
Son article d’opinion dans le New York Times (29 octobre 2019) vient de l’absoudre tardivement: « J’ai écrit sur le génocide arménien et plaidé pour sa reconnaissance (sans succès), y compris en tant que membre de l’administration Obama. Je me suis joint aux Arméno-Américains pour de nombreux événements commémoratifs. »
Compte tenu de la nature machiavélique de la realpolitik, les Arméniens peuvent pardonner les transgressions de Samantha Power, bien que le rabbin Shmuley Boteach lui ait reprochée dans le Jerusalem Post (5 novembre 2019) d’avoir violé sa promesse.
De nombreux facteurs ont contribué à l’adoption de la résolution, certains évidents, d’autres plus subtils.
Bien sûr, les deux groupes de défense arméniens, le Comité national arménien d’Amérique et l’Assemblée arménienne d’Amérique, ont travaillé sans relâche pour informer les législateurs et galvaniser les forces.
Mais tous ces facteurs et organismes existaient déjà et rien ne s’était produit. D’autres événements politiques ont contribué à renforcer le mouvement et mener au succès. L’un d’eux est la détérioration des relations américano-turques.
Le régime autoritaire de la Turquie ne lui a coûté qu’une réprimande ; c’est l’arrogance du président Erdogan et sa fanfaronnade envers la Maison-Blanche qui ont aggravé la situation.
Ankara, dans le but de sculpter une zone de sécurité à l’intérieur du territoire syrien, a commencé à abattre les Kurdes, y compris des membres des forces YPG qui s’étaient vaillamment battus aux côtés des forces américaines pour vaincre l’État islamique. Cela a provoqué la colère du public américain et du président Trump, qui ont eu recours à des arguments puérils pour écarter les contributions des forces kurdes. Il a imposé des sanctions à la Turquie et les a levées dans les 24 heures. Pourtant, le même jour que le vote sur le génocide arménien, la Chambre a adopté simultanément une autre résolution visant à imposer ses propres sanctions, toujours avec un soutien écrasant des deux partis à la Chambre.
Nous avons mentionné que cette combinaison de facteurs ont conduit à l’adoption de la résolution. Cependant, chaque facteur a une puissance incomplète ; nous avons évoqué la détérioration des relations américano-turques et la défiance de la Turquie à l’égard de l’autorité de l’OTAN dans l’achat de matériel militaire russe.
Nous devons également prendre en compte les relations turco-israéliennes. Le président Erdogan est ivre de pouvoir. Personne ne peut contester son régime autoritaire en Turquie, mais son état d’ébriété l’a aveuglé alors qu’il a franchi les lignes rouges de sa politique étrangère.
Cela peut paraître ironique, mais le vote de la résolution est indirectement un cadeau de M. Erdogan aux Arméniens. Afin de suivre cette combinaison politique complexe, nous devons approfondir davantage les affaires du Moyen-Orient.
Premièrement, Israël a puni tous les dirigeants autoritaires de la région qui représentaient une menace existentielle par le biais de la puissance militaire des États-Unis – la Libye, l’Iraq, la Syrie et actuellement l’Iran.
Cette politique peut également à l’inverse récompenser les amis d’Israël.
La Turquie a contesté l’hégémonie israélienne au Moyen-Orient. Elle s’est opposée à l’indépendance du Kurdistan en Iraq, évoquant des préoccupations quant à l’intégrité territoriale de ce pays, comme si la Turquie se souciait de l’intégrité territoriale de toute nation. (Chypre et la Syrie fournissent de nombreuses preuves du contraire.)
D’autre part, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a été le seul chef d’État à réclamer l’indépendance du Kurdistan, car Israël s’est installé dans le Kurdistan autonome, disposant de ses services de renseignements, ainsi que de ses ressources militaires et politiques, près de la frontière iranienne. Et pourtant, la Turquie craint qu’un Kurdistan indépendant inspire et enflamme tous les Kurdes de la région à se battre pour l’indépendance, y compris les 25 millions vivant en Turquie.
Les Kurdes étaient sur le point de créer une autre enclave autonome en Syrie, près de la frontière turque. C’est pourquoi Erdogan a pris le risque de détourner les Kurdes de leur habitat historique sous prétexte de créer une zone de sécurité.
Alors que les Kurdes étaient chassés, ils scandaient des slogans tels que « Vive l’amitié entre le Kurdistan et Israël ». Ce qui représente plus qu’un geste symbolique.
Israël a ainsi perdu une autre base en Syrie.
Entre-temps, la Turquie a soutenu les Palestiniens et le Hamas à Gaza, les Frères musulmans en Égypte et les islamistes en Libye.
Elle était également du mauvais côté du conflit entre le Qatar et l’Arabie saoudite, se rangeant du côté opposé, tandis qu’Israël soutenait le royaume saoudien. Pour couronner le tout, la Turquie a envoyé son navire de guerre dans l’est de la Méditerranée afin de perturber l’exploration pétrolière et gazière d’un consortium constitué par Israël, l’Égypte, le Liban et Chypre.
Les prétentions de la Turquie reposent sur la défense des droits supposés de Chypre du Nord, un pays illicitement séparé de Chypre par les forces turques en 1974. Il est donc clair que les tensions croissantes israélo-turques ont eu une incidence sur les relations transatlantiques d’Israël.
C’est un fait que chaque fois que la résolution sur le génocide a été présentée à la Chambre des représentants, des groupes de pression israéliens, certainement en coordination avec leur gouvernement, se sont mobilisés pour mettre un terme à cet élan. La Turquie n’a jamais manqué de mentionner que les Juifs sont en sécurité en Turquie tant qu’ils respectent la ligne du gouvernement.
Cette fois-ci, de nombreuses organisations juives qui s’étaient opposées à la résolution ont soutenu les Arméniens. La Ligue anti-diffamation, le Conseil de ressources américano-juif et d’autres organisations juives ont publiquement appuyé l’adoption du projet de loi et en ont même plaidé la cause. Il était évident que le gouvernement israélien avait relâché tous les obstacles. Nous devrions reconnaître et apprécier ce fait, car c’est le facteur le plus puissant qui a permis de dissiper les hésitations de tous les députés, même s’il s’agissait d’une conséquence imprévue.
La réaction en Israël a également été favorable. Le Times d’Israël a écrit que « deux politiciens israéliens éminents des deux côtés de la Chambre ont indépendamment demandé à Jérusalem de reconnaître le génocide arménien après que la Chambre des représentants des États-Unis ait voté massivement pour reconnaître ce crime de la Première Guerre mondiale ».
Yair Lapid, partisan de longue date de la reconnaissance, a déclaré: « Je continuerai à me battre pour la reconnaissance du génocide arménien par Israël », ainsi que l’ancien ministre du Likoud, Gideon Sa’ar.
Il y a des hommes d’État et des érudits qui souhaitent sincèrement qu’Israël reconnaisse le génocide arménien. Mais le gouvernement israélien a placé la question du génocide à la manière de l’épée de Damoclès au-dessus de la tête de la Turquie et l’a porté devant la Knesset chaque fois qu’il avait quelque chose à obtenir de la Turquie. Par conséquent, le gouvernement ne cèdera pas facilement, car cela pourrait s’avérer utile en cas de nouvel affrontement.
Actuellement, la Résolution 150, parrainée par les sénateurs Robert Menendez et Ted Cruz, a recueilli 20 voix au Sénat. Avec 18 démocrates et 2 républicains à bord, il semble que la résolution ne bénéficie pas actuellement du soutien bipartite.
Les Arméniens du monde entier ont salué avec enthousiasme l’adoption de la résolution de la Chambre des représentants. Le président Armen Sarkissian et le Premier ministre Nikol Pachinian ont remercié la Chambre, alors que le gouvernement turc a, comme on pouvait s’y attendre, réagi avec colère.
Le directeur des communications du président Erdogan, Fahrettin Altun, a déclaré: « Ceux qui ont voté pour cette résolution seront responsables de la détérioration d’une relation critique dans une région mouvante. »
Le parlement turc a également condamné la résolution alors que le ministère des Affaires étrangères a cité et critiqué une autre résolution portant sur les avortements forcés. Erdogan lui-même, s’adressant aux membres de son parti AK, a déclaré: « Ces efforts… ont été adoptés par la Chambre des représentants, en utilisant une atmosphère négative contre notre pays parmi le public américain. En un sens, ils étaient opportunistes. » Il a également semé le doute sur sa visite prévue à Washington.
En réponse à la réaction de la Turquie, Samantha Power a écrit: « Lorsque les intimidateurs ont le sentiment que leur tactique fonctionne, ils harcèlent davantage ». En conclusion, elle a ajouté: « Si M. Erdogan se détourne de plus en plus d’une relation extrêmement bénéfique pour la Turquie, en faveur de l’approfondissement des liens avec la Russie et la Chine, ce ne sera pas parce que la Chambre a voté en faveur de la reconnaissance du génocide arménien. Ce sera à cause de ses propres tactiques répressives qui commencent à ressembler à celles des dirigeants russes et chinois. Le vote à la Chambre était en retard. Maintenant, le Sénat et le président Trump devraient faire de même. Ce qui a eu lieu il y a un siècle l’exigent. »
Il nous reste à souhaiter que les étoiles soient à nouveau alignées. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.