Le comportement de la communauté arménienne en Turquie est inspiré par la peur; la peur de l’expression et de l’action mais également la peur de révéler sa véritable identité dans une société où les forces obscures de la haine continuent de s’entrechoquer. Une bonne raison justifie ces craintes: la mémoire du génocide transmise d’une génération à l’autre, même s’il n’est évoqué qu’à voix basse.
Les enfants d’origine arménienne ont appris à l’école qu’ils étaient les descendants d’une race perfide appelée arménienne et ont donc été aidés à développer la haine de soi.
Le génocide et son impact historique ont continué de s’amplifier par la persécution continue des minorités à travers les pogroms du 5 septembre 1955 à Istanbul et l’application rigoureuse de l’impôt sur la fortune aux Arméniens, aux Grecs et aux Juifs ainsi que des déportations ultérieures vers les camps de travail d’Askale dans les années 40.
Comme si cela ne suffisait pas, les dirigeants du gouvernement turc ont continuellement intimidé les Arméniens. Un exemple en est la déclaration du président Turgut Ozal, qui a averti en 1993 que si les leçons de 1915 n’avaient pas été bien apprises par les Arméniens, alors ils méritaient davantage. Les dirigeants turcs ultérieurs, dont le Premier ministre Tansu Çiller et le président Recep Tayyip Erdogan, n’ont pas manqué l’occasion de menacer d’expulser les Arméniens migrants à Istanbul.
La communauté arménienne était conditionnée pour vivre et survivre dans ce genre d’atmosphère intimidante, lorsqu’une voix différente s’est fait entendre – une voix provocante. La voix appartenait à Hrant Dink; il a envoyé un frisson dans la colonne vertébrale collective de la communauté.
Les dirigeants et les citoyens ont été stupéfaits qu’un arménien de souche puisse être suffisamment téméraire pour tenter de secouer les chaînes de l’esclavage qui encerclaient la minorité soumise depuis si longtemps.
Avant de transmettre son message au grand public turc, il a choqué la communauté arménienne dans la diffusion de ce message. Il a commencé à publier Agos chaque semaine en turc, ne permettant qu’une seule page à l’arménien. Alors que son choix de langue avait un sens pratique, beaucoup ont qualifié ses actions de trahison de la langue arménienne.
Les Arméniens en Turquie ont de nombreuses publications mais en particulier deux journaux porte-étendards : les quotidiens « Marmara » et « Jamanak », qui continuent d’être publiés au prix de grands sacrifices tout en perdant des abonnés à mesure que la communauté se rétrécit.
Pendant de nombreuses décennies, les restrictions imposées à l’enseignement de la langue arménienne dans les écoles communautaires ont érodé sa maîtrise. Le turc, devenu la lingua franca, permet à toutes les minorités de communiquer entre elles.
Alors que la communauté diminue en raison de l’émigration, les jeunes générations d’Arméniens des provinces remplissent les rangs.
La plupart de ces jeunes ne parlent que le turc et ont gagné en importance et en richesse dans la communauté. L’initiative de Hrant Dink répondait exactement à leurs besoins, en particulier cette génération qui, même sans la maitrise de l’arménien, ne manque ni de patriotisme ni d’amour envers son héritage arménien.
Hrant ne prétendait pas parler au nom de la communauté, mais les cercles conservateurs au sein de la communauté arménienne craignaient qu’il ne compromette la sécurité des Arméniens. Ils l’ont accueilli avec hostilité, en particulier quand il n’a pas mâché ses mots, critiquant le copinage et la corruption au sein de la communauté.
Le message de Hrant Dink a touché une corde sensible chez les jeunes, et s’est étendu au-delà de la communauté arménienne pour trouver une résonance parmi les Kurdes, car son message correspondait parfaitement à leurs aspirations de libération.
En outre, Hrant Dink est également devenu le porte-parole d’une certaine classe turque libérale et instruite. De nombreux écrivains turcs illustres, comme Baskin Oran, sont devenus des contributeurs réguliers de l’hebdomadaire « Agos », renforçant sa visibilité dans les cercles intellectuels et politiques turcs.
Hrant défendait la démocratie et les droits humains. Il avait une position inébranlable face à la promotion des droits des minorités. Alors que les autorités turques déploient tous leurs efforts pour effacer les traces de toute identité arménienne à l’intérieur des frontières actuelles de la République de Turquie, Hrant Dink, au mépris de cette politique, a défini sa propre identité. « Je suis porteur de deux identités », a-t-il déclaré. « Premièrement, je vis en Turquie, je suis citoyen de la République de Turquie… Deuxièmement, je suis arménien. »
Il a commencé à rechercher et à diffuser la contribution des Arméniens à l’histoire, la langue, la culture et l’économie turques. Il a éveillé la fibre maternelle lorsqu’il a découvert que Sabiha Gokçen, la fille adoptive de Mustafa Kemal Atatürk, que les Turcs avaient sanctifiée comme première femme pilote de chasse et en l’honneur de laquelle un aéroport a été nommé, était une orpheline arménienne. Ces informations lui ont valu des menaces de mort.
Son plaidoyer pour la reconnaissance du génocide arménien a amplifié la frayeur des cercles gouvernementaux et des nationalistes fanatiques. Il était très franc sur les questions arméniennes et c’est pourquoi il a été poursuivi trois fois en vertu du code pénal médiéval du pays, dont l’article 301 est destiné à punir tout citoyen qui ose insulter la « turquicité ».
Hrant Dink avait une mission messianique qui l’obligeait à sortir des sentiers battus et à défier les opinions traditionnelles que les Arméniens et les Turcs avaient les uns envers les autres. Pour les Turcs, les Arméniens étaient des traîtres qui méritaient la punition qu’ils recevaient. Pour les Arméniens, les Turcs étaient des machines à tuer entêtées et sans scrupules.
Pour Dink, la réconciliation passait par l’éducation des Turcs.
Alors que l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne était considérée comme dangereuse pour de nombreux Arméniens, Dink pensait le contraire. Il pensait que l’émancipation de la Turquie, repliée sur elle-même et l’apprentissage des faits réels de l’histoire, ouvriraient la voie à une compréhension et une réconciliation mutuelles.
« Lorsque vous essayez de mettre en œuvre la [reconnaissance] dans des sociétés où la connaissance est muselée, le véritable paradoxe apparaît de lui-même », a-t-il déclaré. Et il a conclu: « En fin de compte, la société turque ne peut nier ce qu’elle ne connaît pas ; elle défend ce qu’elle pense être vrai. »
Le concept de reconnaissance de Dink différait des visions traditionnelles. Certains Arméniens ont haussé les sourcils lorsqu’il a énoncé sa philosophie en déclarant: « Un véritable succès ne peut être obtenu par des décisions de justice ou des lois restrictives, mais par la mise en place d’un environnement de débat qui provoquera un changement de mentalité… Le déni ou la reconnaissance sans compréhension ne profitera à personne. »
À un moment donné, le message de Dink a séduit d’importants segments de la société turque. Les politiques antérieures d’Erdogan émanaient de cette atmosphère. Beaucoup pensaient alors que la démocratie s’installait en Turquie. « La Turquie a changé », disaient gaiement beaucoup de gens à Hrant lors de ses voyages à l’étranger, jusqu’à ce qu’Erdogan affiche ses vraies couleurs. Il a dévoilé qu’il voulait recourir à l’islam fondamentaliste comme élément central de sa politique, qui a remporté une victoire après l’autre, jusqu’à ce qu’il ait atteint l’invincibilité en Turquie et au-delà.
Pour se conformer aux normes de l’Union européenne, la Turquie a officiellement aboli la peine de mort. Mais elle a réglé des comptes sanglants par des assassinats et des massacres massifs de Kurdes par le biais des activités de « l’État profond », qui s’est avéré coopérer avec le MIT, les services secrets turcs.
L ‘ « État profond » avait utilisé Ahmed Ali Agca pour assassiner le journaliste, Abdi Ipekçi, en 1979 et n’a été libéré que pour tenter d’assassiner le pape Jean-Paul II en 1981.
L ‘ « État profond » visait Dink depuis longtemps. Cependant, il se sentait en sécurité parce qu’il était connu et populaire. Dans son dernier éditorial, il a écrit qu’il se sentait comme une colombe effrayante et a ajouté : « En Turquie, personne ne blesse les colombes. »
Pour une fois, il s’est trompé. Il a été abattu devant le bureau de rédaction d’Agos le 19 janvier 2007 par un adolescent, Ogün Samast, qui prétendait être un nationaliste turc. La police a arrêté l’assassin et l’a traité comme un héros, posant même sur des photos avec lui.
Des centaines de milliers de personnes ont marché à ses funérailles en scandant « Nous sommes tous des Arméniens » et « Nous sommes tous des Hrant ».
Bien que le meurtrier ait été inculpé et condamné à 13 ans de prison, les véritables cerveaux du crime ont échappé à la vraie justice.
Lors des commémorations marquant le 13e anniversaire de l’assassinat de Hrant, des manifestations ont eu lieu sur sa tombe au cimetière arménien de Balikli et devant l’ancien bureau d’Agos dans le district d’Osmaniye, où il a été assassiné. De nombreuses personnalités politiques et journalistes ont pris la parole. La participation et l’éloge de Garo Paylan pendant le service ont été particulièrement importants. Paylan perpétue l’héritage de Dink et défend courageusement sa cause.
Le gouvernement turc a démontré sa véritable position vis-à-vis de la mémoire de Dink, en bloquant le trafic menant à Harbiye, où une commémoration était organisée. De plus, la station de métro à cet endroit a été fermée pendant trois heures.
Aujourd’hui, un Hrant Dink mort est plus dangereux qu’un Hrant vivant, car sa mission et ses idéaux ont attiré l’imagination de millions de citoyens turcs. Le gouvernement turc ne peut plus le poursuivre ni l’écrouer ; il est toujours et plus que jamais vivant grâce à son message.
Il demeure un pionnier des droits humains pour la Turquie et ailleurs. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.