Après avoir survécu à une tentative d’assassinat dans ma jeunesse comme journaliste, chaque cas de violence envers des collègues journalistes me rappelle des souvenirs douloureux.
Il existe deux catégories de journalistes : les journalistes de palais et les journalistes de mission.
Les journalistes du palais ont une vie sûre et confortable, car personne ne souhaite interférer. Ils sont engagés par les autorités dont ils soutiennent les politiques. Leurs avis n’ont donc aucune incidence sur le public.
La deuxième catégorie de journalistes comprend les professionnels ayant le sens de la mission. Ils sont attachés à leur vocation et la vérité leur sert de guide. Ces journalistes savent à quel point leurs chemins sont dangereux mais ils persistent.
Dans les pays civilisés, ils sont protégés par la loi, mais le plus souvent, la civilisation ne peut offrir suffisamment de protection pour leur vie. Ils sont soumis à la violence, ils sont torturés ou assassinés et, parfois, de hautes autorités se cachent derrière leur mort tragique.
Ces jours-ci, l’attention des médias est attirée presque simultanément par plusieurs affaires de violence très médiatisées contre des journalistes. L’une d’elles est celle de la journaliste bulgare Viktoria Marinova, âgée de 30 ans, dont le corps sans vie et brutalisé a été retrouvé dans un parc près d’une rivière. Mme Marinova était directrice d’une petite chaîne de télévision dans la ville bulgare de Ruse, près de la frontière roumaine. Apparemment, elle enquêtait sur l’utilisation abusive des fonds de l’Union européenne en Bulgarie et recherchait des preuves à charge lorsque sa vie a été écourtée.
L’autre cas est celui du journaliste saoudien Jamal Khashoggi qui s’est rendu au consulat saoudien de Turquie et n’en est jamais ressorti. Aucune preuve tangible n’a été présentée, mais la situation ne laisse espérer aucune intention heureuse.
La Directrice générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) Audrey Azoulay condamne régulièrement le meurtre ou la disparition de journalistes. Les statistiques publiées par l’UNESCO présentent l’image suivante : « Journalistes locaux tués entre 2006 et 2016 : 868; journalistes étrangers tués entre 2006 et 2016 : 62; femmes journalistes à la même période : 60; journalistes de sexe masculin à la même période : 870.
Sven Giegold, un membre allemand du Parti vert au Parlement européen, a déclaré que toute l’Europe devait s’inquiéter du meurtre de Mme Marinova : « Tout d’abord, Malte (Daphne Caruana Galizia), puis la Slovaquie (Jan Kuciak), enfin la Suède (Kim Wall) », faisant référence à meurtres dans les pays de l’UE.
Le mystère persiste autour de la disparition du journaliste saoudien qui aurait des ramifications politiques puisque la Turquie et l’Arabie saoudite sont déjà dans une impasse politique depuis que Riyad a tenté de faire barrage au Qatar et que la Turquie s’est rangée du côté opposé.
Même les États-Unis s’inquiètent de l’affaire; « Je prie pour que le journaliste saoudien Jamal Khashoggi soit vivant », a déclaré le sénateur Marco Rubio, républicain de Floride. « Mais si cette information profondément troublante est confirmée, les États-Unis et le monde civilisé doivent réagir fermement et je passerai en revue toutes les options du Sénat. »
Il reste à voir ce qu’un sénateur peut faire lorsque les États-Unis ont une relation privilégiée avec l’Arabie saoudite. Le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, qui est devenu un dictateur virtuel dans son pays, a récemment assigné à résidence presque tous les princes, ce qui leur a valu 100 milliards de dollars de pénalités pour leur libération. Le lendemain, il a signé avec les États-Unis un contrat militaire d’une valeur de 110 milliards de dollars. Bien entendu, alors que le complexe industriel militaire américain produit chaque année un matériel militaire de plus en plus sophistiqué, où peut-il entreposer les anciens armements sinon dans le désert d’Arabie.
Parlant de l’accord avec le prince saoudien, le président Trump, faisant référence à un équipement d’une valeur de 500 millions de dollars, a dit en plaisantant : « Bien sûr, c’est une cacahuète pour vous. » Dans ce type de relation, une vie humaine doit valoir moins qu’une cacahuète.
La Turquie a pris une position plus sérieuse et le président Recep Tayyip Erdogan s’est engagé à suivre le dossier « personnellement ».
Cependant, Ali Shahibi, responsable de la Fondation Arabia, un groupe de réflexion pro-saoudien aux États-Unis, a déclaré: « Si Jamal est toujours porté disparu ou mort, Dieu nous en préserve, le jugement devrait être laissé à une enquête indépendante menée par un parti international crédible. Les Turcs ne sont pas une partie neutre. »
Erdogan a déjà le sang de journalistes sur les mains. Il est l’un des principaux bourreaux de journalistes dans le monde, et il est très cynique de sa part de vouloir défendre les personnes qui exercent ce métier.
La semaine dernière, alors qu’il se rendait en Allemagne, Erdogan avait averti qu’il ne participerait pas à une conférence de presse si l’éminent journaliste turc Can Dundar était présent. Le journaliste, qui vit actuellement en exil en Allemagne, était le rédacteur en chef du quotidien turc Cumhuriyet, lorsqu’Erdogan a limogé tous les journalistes indépendants et les a jeté en prison. Dundar lui-même a été condamné à plus de cinq ans de prison. Le jour de sa condamnation, une tentative d’assassinat a eu lieu contre lui. En réponse, il a plaisanté : « En deux heures, nous avons fait l’objet de deux tentatives d’assassinat. L’une avec une arme à feu, l’autre judiciaire. Cela confirme le procès du journalisme. »
Dundar était accusé d’avoir trahi des secrets d’État, parce que son journal avait dénoncé Erdogan pris en flagrant délit de fournir des armes à des terroristes de Syrie.
Le gouvernement d’Erdogan a son propre état pour persécuter et assassiner des journalistes. Hrant Dink a été l’une des victimes de ce système de terrorisme parrainé par l’État.
Erdogan a soi-disant démantelé l’état profond qui fonctionnait sous le nom de code Ergenekon et l’a remplacé par le sien. Dans le cadre de sa tentative de débarrasser Ergenekon du pays, il a arrêté de nombreux officiers et fonctionnaires de haut rang, neutralisant en substance un secteur susceptible de le menacer plutôt que de se préoccuper de valeur ou de droit.
L’ancien État profond, qui collabore avec les forces de sécurité gouvernementales, a eu recours au groupe extrémiste, les Loups gris, pour commettre des assassinats politiques. L’assassinat d’un journaliste de renom, Abdi Ipekçi, qui avait défendu les droits des minorités en Turquie et prôné la réconciliation avec la Grèce, a été un cas très médiatisé. Il a été abattu le 1er février 1979.
Deux membres des ultra-nationalistes Loups gris, Oral Çelik et Mehmet Ali Agça, ont été appréhendés. Agça a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité, mais six mois de prison plus tard, il s’est échappé de prison avec l’aide d’officiers militaires complaisants. Plus tard, il a été envoyé pour tuer le pape Jean-Paul II en 1981. Comment ce criminel aurait-il pu s’évader de prison, franchir les frontières, porteur d’armes à feu, s’il n’avait pas joui de l’appui du gouvernement ?
Les administrations turques successives ont non seulement fourni des armes à feu et une protection aux meurtriers. Ils ont également attisé la haine envers les journalistes indépendants afin de rendre le crime encore plus acceptable.
Accusant Erdogan et les médias pro-gouvernementaux d’avoir attisé une frénésie de haine contre lui, Dundar a déclaré : « Nous savons très bien qui m’a pris pour cible. C’est le résultat d’une provocation. Si vous faites de quelqu’un une cible si importante, c’est ce qui se produit. »
Cette haine ciblée est exactement ce qui est arrivé au feu journaliste Hrant Dink, qui a été tué par balles alors qu’il était en procès pour violation de l’article 301 du code pénal turc, qui traite du « dénigrement de la turquicité ».
La persécution du journaliste turco-arménien par l’État s’est accompagnée d’une campagne médiatique dirigée contre lui. Il a été assassiné le 19 janvier 2007. Le meurtrier a été identifié comme étant Ogün Samast et il aurait crié : « J’ai tiré sur l’infidèle ».
De nombreux représentants du gouvernement ont assisté aux funérailles de Dink, mais Erdogan avait lui-même une excuse, il avait déclaré qu’il devait assister à l’inauguration prévue du tunnel du Mont Bolu.
L’assassinat de Dink est devenu le cas le plus célèbre après la mort d’Abdi Ipekçi. Des foules immenses ont participé aux funérailles et à la condamnation de l’incident qui a balayé l’Europe.
Pendant qu’Erdogan « poursuit personnellement » l’affaire Khashoggi, des centaines de journalistes croupissent dans des cellules de prison et de nombreux autres sont assassinés par ses forces de sécurité.
En dépit de toutes les difficultés et de tous les dangers, les journalistes professionnels poursuivent leur engagement à révéler la vérité, à responsabiliser les gouvernements et à maintenir la société en bonne santé. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.