Les représentants de l’Arménie et de la Turquie se sont rencontrés à Moscou le 14 janvier pour une session visant à entamer des négociations officielles.
La réunion a été saluée par de nombreux milieux. Même durant une période de tensions accrues entre les États-Unis et la Russie, les réactions de ces deux capitales opposées ont coïncidé.
Les États-Unis, la Russie, l’Union européenne, l’OTAN et autres ont salué l’initiative, en particulier lorsque l’Arménie et la Turquie ont publié des déclarations identiques indiquant que la réunion s’était déroulée dans une atmosphère positive avec des approches constructives des deux côtés.
Bien sûr, ces déclarations ne veulent pas dire grand-chose, car il n’y a pas encore de feuille de route ni d’agenda sur la table pour entamer des négociations de fond.
Ce rapprochement a été médiatisé par la Russie et a eu la bénédiction de Washington pour différentes raisons. L’Arménie avance prudemment afin de ne pas inquiéter Moscou, mais beaucoup pensent que les négociations en face à face pourraient s’avérer plus productives que celles menées par des tierces parties, car ces dernières pourraient impliquer leurs propres intérêts dans l’accord.
La situation est ironique. Dans le cas de la Russie, nous devons nous demander pourquoi il est si important que Moscou rétablisse des relations normales entre l’Arménie et la Turquie alors qu’elle a tant investi dans la peur que nourrit l’Arménie contre la Turquie. Pendant de nombreuses années, la coopération inconditionnelle de l’Arménie avec la partie russe a été alimentée par cette peur et la Russie l’a utilisée comme atout politique dans ses relations avec l’Arménie. La base militaire russe numéro 102 de Goumri en est la preuve, car l’Arménie, malgré sa faiblesse économique, s’est engagée à l’héberger et à l’approvisionner.
L’autre problème, au début de ces négociations, est le moment choisi; en effet, quels seront les impacts sur ces pourparlers de l’impasse actuelle entre Washington et Moscou autour de l’Ukraine ?
Le facteur qui pousse Moscou et Washington à encourager ces négociations est que les deux parties sont actuellement affaiblies et qu’elles pourraient céder à la pression internationale. Bien sûr, il s’agit d’une faiblesse toute relative ; L’Arménie est à genoux après sa défaite lors de la récente guerre, et la Turquie est la victime de ses propres ambitions expansionnistes, qui ont conduit le pays au bord de l’effondrement économique.
Il est de notoriété publique que le président Joe Biden a personnellement conseillé au président Recep Tayyip Erdogan de lever le blocus sur l’Arménie et d’entamer des relations diplomatiques.
Pour avancer, l’Arménie doit étudier les tactiques de négociation d’Ankara et les éventuels écueils qui l’attendent.
Afin de satisfaire la demande du président Biden, M. Erdogan a surpris le monde et annoncé que la Turquie négocierait avec l’Arménie sans conditions préalables mais lors des négociations, elle poussera certainement l’Arménie vers une impasse et arrivera les mains propres devant Washington.
Le turcologue Rouben Safrastian de l’Académie des sciences d’Arménie a déclaré qu’il s’agissait de la quatrième tentative de négociations entre les deux pays, après les protocoles de Zurich de 2009, la « diplomatie du football » et la « deuxième voie » de la Commission de réconciliation turco-arménienne (CRTA).
Deux de ces tentatives ont été encouragées par les États-Unis. Il estime que ce cycle a de meilleures chances car il est prôné à la fois par les États-Unis et la Russie. Mais il a une mise en garde : Safrastian souligne que le nouveau processus arméno-turc ne peut réussir que « si la Turquie, sous la pression des États-Unis, de la Russie et de la France, reconnaît le génocide arménien ».
Et son actuel optimisme prudent est basé sur le fait que les trois coprésidents du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) – la Russie, les États-Unis et la France – chargés de régler la question du Karabagh, reconnaissent désormais officiellement le génocide arménien, ce qui n’était pas le cas précédemment.
Tout ce que le président Biden a demandé à la Turquie, c’est de lever le blocus et d’établir des relations diplomatiques. Si la Turquie vient d’atteindre cet objectif, elle ne doit pas pour autant être récompensée pour son bon comportement. Après tout, Ankara avait enfreint le droit international en fermant ses frontières et en bloquant un pays privé de débouché maritime. Bien au contraire, la Turquie doit être tenue responsable de sa conduite en tant que hors-la-loi international.
Au lieu de voir la situation sous cet angle, Ankara s’est assise à la table des négociations pour résoudre des problèmes centenaires et Erévan a cédé à cette ruse diplomatique.
Personne ne peut prédire ni la durée de ces négociations ni leur issue, mais l’Arménie doit être préparée à l’impact économique qui pourrait résulter de l’ouverture des frontières et doit donc fixer des tarifs et mettre en place des systèmes de réglementation pour protéger l’économie chancelante de l’Arménie.
L’une des composantes de la politique expansionniste de la Turquie a été la pénétration économique. Un bon exemple est la présence de la Turquie en Afrique. L’automne dernier, M. Erdogan était en Afrique, d’où il est revenu avec d’importants accords économiques avec le pays riche en pétrole qu’est l’Angola. De même, la Russie est redevable à l’économie turque ainsi qu’aux nations turques d’Asie centrale.
L’Arménie ne doit pas fonder ses espoirs sur les relations économiques avec la Turquie ; cette dernière peut offrir à l’Arménie un accord intangible en soi mais très tangible pour l’Arménie : la paix et la sécurité à ses frontières.
La Turquie et l’Azerbaïdjan étouffent militairement et économiquement l’Arménie pour la dépeupler. Erdogan et Aliev ont tous deux publiquement déclaré que l’Arménie se dépeuple rapidement, ce qui conduira le pays à imploser et en fera ainsi une proie facile pour la prise de contrôle turque.
Aujourd’hui en Arménie, même ceux qui ont un emploi sûr quittent le pays, craignant qu’il n’y ait ni sécurité ni espoir pour leurs enfants.
L’affirmation de la Turquie selon laquelle elle négociera sans conditions préalables trompe très peu de gens car elle a son programme à peine caché avec de multiples conditions préalables ; sa demande constante à l’Arménie de renoncer à poursuivre la reconnaissance du génocide, de ratifier le traité de Kars de 1921 qui a fixé les frontières actuelles entre l’Arménie et la Turquie, et de faire la paix avec l’Azerbaïdjan afin que la Turquie puisse ouvrir la frontière.
Le ministre des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu a déclaré à maintes reprises qu’à chaque étape des négociations, la Turquie consultera l’Azerbaïdjan. Le président Erdogan lui-même a demandé à l’Arménie de signer un traité de paix avec l’Azerbaïdjan.
En fin de compte, si Ankara conditionne son accord en tandem avec Bakou, la partie arménienne doit faire une contre-condition de consultation avec la diaspora. L’Arménie est la seule entité qui peut plaider la cause du génocide et l’indemnisation qui en découle, mais elle ne peut pas marginaliser la diaspora sur la question du génocide sans se coordonner avec les Arméniens de la diaspora qui sont les descendants des survivants de ce génocide.
Lors d’une conférence à Chicago, Ibrahim Kalin, le porte-parole d’Erdogan, a déclaré que lorsque la Turquie et l’Arménie concluront un accord, le cas des Arméniens de la diaspora s’effondrera.
À son tour, le ministre des Affaires étrangères Çavusoglu a averti les Arméniens de la diaspora de ne pas détruire les négociations par leurs actions indépendantes.
Il est clair, par conséquent, que l’activisme de la diaspora est une véritable épine dans le pied d’Ankara.
Il existe un précédent pour l’inclusion des considérations de la diaspora. En 1920, lors de la conférence de paix de Paris, la délégation du gouvernement arménien était dirigée par Avedis Aharonian, qui signa le traité de Sèvres. Mais à côté de la signature d’Aharonian se trouvait celle de Boghos Nubar, le chef de la délégation nationale arménienne, représentant les Arméniens déplacés de la diaspora, et la Turquie a reconnu les deux signataires.
Si l’Azerbaïdjan intervient dans les négociations, ces pourparlers pourraient s’arrêter brutalement, car le dirigeant de ce pays a demandé un prix scandaleux pour son consentement.
- Aliev a insisté pour arracher le corridor de Zangezour au territoire souverain de l’Arménie. Ce couloir est également crucial pour la Turquie, afin de poursuivre son propre programme panturc, bien qu’avec les récents événements au Kazakhstan, ce plan ait subi un revers. Noursoultan Nazarbaïev, ardent partisan du pantouranisme, et toujours au pouvoir derrière le trône du président Kassym-Jomart Tokaïev, a été écarté de la scène et la Russie a resserré son contrôle économique sur la région. Cependant, les Turcs ne conçoivent pas leur politique sur des incidents ; ils planifient depuis des siècles et un retour est toujours à leur ordre du jour.
La raison pour laquelle la Turquie est si intéressée par ce corridor d’Arménie est que pendant la récente guerre, l’Iran et la Géorgie ont bloqué le mouvement de ses troupes. Sinon, Bakou et Ankara ont des couloirs et des routes à usage civil à travers ces pays.
Les incidents frontaliers actuels sont le résultat des frustrations d’Aliev. Il avait misé sa politique sur le rôle mondial florissant de la Turquie. Mais l’état actuel de la Turquie et l’effondrement du Kazakhstan se sont avérés être des développements qui changent la donne et indiquent des jours sombres pour les despotes post-soviétiques.
Aliev agit avec imprudence, peut-être à cause de ce nouveau bouleversement. Il a récemment tenu une conférence de presse pour insulter et ridiculiser le Groupe de Minsk de l’OSCE. Il a déclaré que le groupe n’avait plus rien à faire car l’Azerbaïdjan avait déjà résolu l’impasse du Karabagh. « Soit dit en passant, cette année marque le 30e anniversaire de ce groupe. Ils peuvent célébrer l’occasion et rentrer chez eux », a-t-il déclaré.
D’autre part, il a ajouté qu’il perturberait les activités de l’OSCE dans la région, un défi lancé à la communauté internationale.
En ce qui concerne le corridor, « nous y construirons des voies ferrées et des autoroutes. À l’avenir, nous envisageons des lignes électriques pour fournir de l’énergie au Nakhitchevan. Nous construirons également des gazoducs. On peut passer par Meghri, par Kapan et par Sisian. Par conséquent, ce corridor englobera toute la région de Syounik », a ajouté Aliev.
La litanie d’insultes d’Aliev comprenait également une menace militaire; il a indiqué que l’Azerbaïdjan continuera à se réarmer, mais « nous surveillerons attentivement les activités revanchardes de la partie arménienne et nous détruirons toute menace, aussi profonde soit-elle, qui pourrait être déployée ».
Bien sûr, le plan de paix d’Aliev imposé à l’Arménie vise à ce que cette dernière reconnaisse l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan, Karabagh inclus.
Poursuivant ses mouvements téméraires, Aliev a fait un mouvement qui pourrait en fait jouer dans la main de l’Arménie; la semaine dernière, il a fait un voyage surprise en Ukraine, alors que les trompettes de guerre sonnent entre la Russie et l’Ukraine, et y a signé un traité militaire de défense mutuelle.
Jusqu’à présent, la Russie a laissé Aliev se tirer seule de ses mouvements irréfléchis, mais cette fois, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a réagi en annonçant que la démarcation et la délimitation de la frontière n’étaient pas liées à la question du Karabagh, cette dernière étant la demande d’Aliev.
Par conséquent, de nombreux obstacles se dressent au cours de ces négociations.
L’Arménie doit demander la paix pour gagner du temps et développer ses forces armées pour un prochain tour, peut-être pas si éloigné dans le futur. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.