La Turquie fait ses adieux à l’état de droit

Editorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 10 novembre 2016

Après la chute de l’Empire soviétique, très peu d’analystes avaient anticipé la résurgence de la guerre froide, ni son intensification au niveau actuel. Le président Ronald Reagan avait assuré à tous que l’OTAN ne s’étendrait pas et ne menacerait pas davantage la Russie. Mais ce réconfort n’a pas duré longtemps et l’OTAN a non seulement intégré les anciens blocs soviétiques d’Europe de l’Est, mais a aussi commencé à installer des bases de défense antimissile à la frontière russo-polonaise pour « défendre les alliés européens des pays voyous »; Et ce malgré le fait que Téhéran ait conclu un accord avec l’Occident pour éliminer son arsenal d’armes nucléaires.
Durant 70 ans, le jeu politique international cherchait à contenir l’Union soviétique, aujourd’hui, il s’agit plutôt d’empêcher la croissance potentielle de la Russie en une nouvelle superpuissance. Mais le bon sens indique que tout pays sous menace existentielle recourra certainement au réarmement. Et c’est ce qui se passe en politique mondiale, avec la réanimation de vieilles guerres froides, comme en Turquie.
Chaque fois que l’Occident voudra provoquer, il aura sans aucun doute besoin d’un pays comme la Turquie. Et en récompense, ce même Occident détournera le regard lorsqu’Ankara s’engagera dans ses aventures étrangères ou sa répression domestique.
Par définition et par traité, l’OTAN est une structure défensive. Mais ce principe est, en quelque sorte, défini trop librement pour la Turquie. Les Etats-Unis et l’Europe mettent en garde et rappellent à la Russie que la Turquie est un allié de l’OTAN, l’incursion de trois minutes de ses avions de guerre dans l’espace aérien turc a été une violation des frontières de l’OTAN. D’autre part, la Turquie occupe 39% de Chypre en utilisant l’accord de Suisse de 1960 comme une feuille de chou légale, mais rien ne respecte les principes de l’OTAN. De même, 2 000 officiers turcs sont stationnés illégalement près de Mossoul en Irak, et le Premier ministre de ce pays qualifie cette invasion de violation de la souveraineté de son pays, mais là encore l’OTAN n’est pas citée.
La même histoire se répète en Syrie et même certains politiciens d’Europe considèrent ce crime comme la « libération » d’une partie du territoire syrien.
Cette double norme est faite sur mesure pour les intimidateurs politiques. Outre les réelles violations de tous les principes, le président Recep Tayyip Erdogan a même des rêves plus sauvages de relancer l’ancien Empire ottoman en reprenant les nations qui ont survécu à des milliers d’années de captivité comme sujets ottomans.
Après avoir commis toutes ces péripéties étrangères en toute impunité, le président Erdogan a tourné sa colère envers son propre peuple. Qualifiant le pseudo coup d’état de l’été dernier d’une « opportunité offerte par Dieu, » il s’est lancé dans une chasse aux sorcières, dont la poussée est principalement dirigée vers le peuple kurde. Les arrestations massives, les expulsions et les exécutions extrajudiciaires ont atteint des chiffres stupéfiants : 105 000 personnes ont été licenciées ; 74 000 sont en prison et 34 000 sont arrêtés et attendent leur procès devant des tribunaux populaires. Des enquêtes ont débuté contre 40 000 personnes ; 2 346 intellectuels ont été écartés ; 133 journalistes sont en prison et 2 308 autres ont été congédiés ; Seize stations de télévision, trois d’informations, 47 journaux et 23 stations de radio ont été fermées.
On peut se demander pourquoi les Turcs votent toujours pour Erdogan et son parti islamiste AKP au pouvoir. En fait, Erdogan maîtrise les propos alarmistes. Ce n’est que récemment qu’il a exprimé son admiration pour Hitler, qui avait construit son Empire nazi sur la peur. Cependant, aucun système basé sur la peur et la terreur ne survit sur une longue période. L’Allemagne nazie s’est effondrée, le militarisme japonais a été détruit, et même l’Empire soviétique plus durable a finalement disparu.
Le gouvernement d’Erdogan semble être allé trop loin. La goutte d’eau a débordé lorsqu’un mandat d’arrêt a été délivré contre Can Dundar, rédacteur en chef du quotidien d’opposition Cumhuriyet, et contre les deux dirigeants du parti pro-kurde HDP, Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag, ainsi que 11 autres membres du parti HDP. En mai dernier, le parti majoritaire de l’AKP a réussi à lever l’immunité parlementaire des députés du HDP.
Les deux co-maires de Diyarbakir ont également été emprisonnés.
Dundar, en entrevue en Allemagne, où il vit en exil, a déclaré : « L’Allemagne aura une décision à prendre. C’est un choix entre être du côté de la démocratie ou de l’oppression. Nous verrons. L’Europe est également confrontée à ce choix. Peut-elle voir une Turquie avec un régime oppressif ou un pays démocratique, laïc, et libre ? Je pense que ce sera le test décisif pour l’Allemagne et l’Europe. »

Garo Paylan, un autre député du parti HDP, s’est récemment rendu aux Etats-Unis. Il est depuis retourné en Turquie. Son voyage prévu à Marseille, France, pour assister à une cérémonie, lui a été refusé. Il y a, dans le cœur de chaque Arménien, la peur qu’il ne prenne le chemin du martyre Hrant Dink.
La situation a soulevé un tollé partout dans le monde, surtout en Europe, où des manifestations se tiennent régulièrement.
La Cour européenne des droits de l’homme a récemment reçu 40 000 plaintes contre la Turquie, en plus des 7 500 qu’elle a déjà entendues.
Les critiques d’Angela Merkel après la fermeture du quotidien Cumhuriyet ont rencontré de fortes protestations de la presse gouvernementale en Turquie. On l’accuse d’avoir « protégé les terroristes ». Une lettre publiée de façon anonyme dans Al Monitor dénonce : « La définition de ce terme comprend maintenant presque tous ceux qui s’opposent au gouvernement ou à l’Etat. Elle comprend même l’Allemagne, dont le gouvernement a été déclaré soutien au terrorisme. »
La lettre conclue, « La Turquie se déplace sans cesse sur la route du fascisme. »
La directrice de la politique étrangère de l’Union européenne, Federica Mogherini, a déclaré qu’elle était « extrêmement inquiète » par les arrestations et a révélé ses préoccupations lors d’un appel téléphonique avec les ministres des Affaires étrangères de l’UE et de la Turquie.
En Europe et aux Etats-Unis, on s’inquiète réellement du sort de la population kurde en Turquie, ainsi que de l’empathie envers les Turcs en général qui sont pris dans la frénésie de la terreur gouvernementale. Mais les gouvernements européens sont divisés sur comment faire face à une situation hors de contrôle.
Par exemple, décrivant le comportement du gouvernement AKP, le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg, Jean Asselborn, a déclaré avec colère : « Disons, sans prendre de gants, qu’il y a des méthodes qui ont été utilisées durant l’ère nazie et c’est vraiment une très mauvaise évolution. »
Il a suggéré d’imposer des sanctions économiques, en soulignant que 50% des exportations de la Turquie vont vers l’UE, et que 60% des investissements en Turquie viennent du bloc.
« Nous n’aurons d’autre choix, à un moment donné, que d’appliquer des sanctions pour contrer la situation insupportable allant à l’encontre des droits humains. »
Le ministre de l’Intérieur allemand, Thomas De Maizière, après avoir avalé toutes les insultes lancées vers son gouvernement par le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu, a déclaré que s’il est important de critiquer les arrestations des politiciens et les limites de la liberté de la presse, il faut également garder à l’esprit que la Turquie, à la frontière de la Syrie et de l’Irak, est un allié clé dans la lutte contre le terrorisme.
« Un regard différent pour protéger nos intérêts est la bonne approche, » a-t-il dit.
D’autre part, le porte-parole de la chancelière Merkel a déclaré que Berlin ne participerait pas aux discussions sur des sanctions éventuelles.
Le Département d’Etat américain a également giflé la Turquie. En effet, le porte-parole du Département, John Kirby, a déclaré : « Les Etats-Unis sont profondément préoccupés de la détention, par le gouvernement turc, des députés de l’opposition… Et par les restrictions gouvernementales sur l’accès à Internet. »
Il a également condamné le bombardement de vendredi (4 novembre) et a exhorté le PKK à « cesser ses attaques sauvages et insensées. »
Pour ajouter l’injure à l’insulte, Moscou négocie avec Ankara pour doubler sa vente de gaz naturel, et pour fournir à l’armée turque un nouveau système de défense antimissile.
Les gens font entendre leurs protestations dans toute l’Europe et dans certaines villes des Etats-Unis. Où est la solidarité des Arméniens ? Pourquoi les Kurdes se soucieraient-ils de nos revendications, si nous sommes indifférents à leur sort ? Même le gouvernement arménien doit condamner les violations des droits de la personne et la diaspora doit se joindre au mouvement kurde de protestation politique.
Vingt-deux millions de Kurdes en Turquie sont aussi à risque que nos 75 000 frères.
Pour résumer la situation en Turquie, la meilleure façon est de citer un article d’Asli Aydintasbas dans un article du Washington Post.
« L’histoire de la Turquie est en train de devenir la saga déchirante d’une démocratie musulmane naissante rejetant une chance historique de progrès, pour se contenter uniquement d’un modèle familier au Moyen-Orient de despotisme en succombant au culte rétrograde de la personnalité. Il y a une décennie, le Parti de la justice et du développement (AKP) a été applaudi dans le monde pour le rythme de ses réformes et ses progrès, sur la route de l’adhésion à l’Union européenne. Je rendais moi-même hommage aux « musulmans démocrates » du parti au pouvoir, l’AKP, qui semblait à l’époque une alternative à la laïcité dure du kémalisme et au radicalisme islamique. Une décennie plus tard, la Turquie est à peine capable de maintenir des relations civilisées avec ses alliés occidentaux, connaissant un déclin rapide d’un pays de droit, devenu une épine dans le pied de l’Europe.

Traduction N.P.

Edmond Y. Azadian