La vision d’omnipotence d’Erdogan en voie de télescopage avec l’Occident

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 4 novembre 2021

Depuis le début de la guerre froide, la Turquie a bénéficié de l’affrontement Est-Ouest. L’expression souvent utilisée selon laquelle la Turquie était un rempart de la démocratie contre l’expansionnisme soviétique est un euphémisme pour désigner la mission réelle qu’Ankara avait été chargée d’accomplir ; c’est-à-dire faire le sale boulot que l’Occident ne voudrait pas faire ouvertement, depuis la guerre de Corée jusqu’au printemps arabe.

Entre-temps, Ankara a renforcé sa force militaire et développé son économie au point de pouvoir affronter ses anciens bienfaiteurs.

Les largesses des États-Unis, en particulier envers la Turquie, ont été phénoménales. Mais aujourd’hui, la Turquie est sur une trajectoire de collision avec les États-Unis sur la question des valeurs et de la politique.

Pour le Parti islamiste AKP de Recep Tayyip Erdogan, la religion est un élément puissant pour le contrôle et la gouvernance des masses fanatiques. Pour lui, la religion armée est tout aussi efficace en politique intérieure que dans les aventures étrangères.

Depuis la tentative de coup d’État de 2016 en Turquie, Erdogan a emprisonné des centaines de milliers de juges, militaires et intellectuels, qui ont des vues divergentes sur l’avenir du pays, pour consolider son pouvoir à l’intérieur tout en jouant à l’extérieur le rôle du champion du monde islamique, ralliant le soutien des nations.

Par conséquent, le rempart de la démocratie d’hier est devenu le ressort du despotisme d’aujourd’hui, précipitant une confrontation avec les systèmes de valeurs des nations occidentales, qui croyaient que la Turquie moderne deviendrait partie intégrante des démocraties occidentales.

La confrontation entre la Turquie et l’Occident couvait depuis longtemps et la récente crise des 10 ambassadeurs cherchant à faire libérer de prison le philanthrope et homme d’affaires Osman Kavala a mis à nu la profonde détérioration des relations.

Comme Hrant Dink, Osman Kavala a la vision d’une Turquie progressiste, en contradiction avec la philosophie médiévale d’Erdogan pour gouverner son pays.

« Ce qui a le plus bénéficié à M. Kavala et à ses amis au cours des 29 mois d’incarcération, c’est la question de savoir pourquoi il a été si durement pointé du doigt. La réponse peut être simplement tout ce qu’il représente », a écrit Carlotta Gall dans le New York Times en avril 2020, tandis que Steve A. Cook a ajouté dans un article récemment publié par le Council of Foreign Relations, « Kavala lui-même n’est pas une menace pour Erdogan, mais il représente une vision de la Turquie qui menace les efforts à long terme d’Erdogan pour former un pays à l’image du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir. »

Dans le système judiciaire politisé de la Turquie, Osman Kavala a été trimbalé d’un tribunal à l’autre en l’absence de preuves, sur des accusations allant du terrorisme au gulénisme et au sorosisme.

En fait, il est un bienfaiteur qui a fondé la Fondation Anadolu Kültür pour étudier et valoriser les nombreuses cultures des minorités turques, qui habitent l’Anatolie depuis plus d’un millénaire.

La motivation de Kavala contredit le récit nourrit par le gouvernement turc et les historiens selon lequel les Turcs habitent la région depuis des temps immémoriaux et qu’aucun autre groupe ethnique n’est indigène en Anatolie.

Avec l’incarcération de Kavala, la Turquie s’enfonçait dans une ruelle sombre, lorsque 10 ambassadeurs accrédités à Ankara, ont appelé le gouvernement d’Erdogan à mettre fin à la mascarade et à libérer Kavala, dont l’affaire était déjà devenue une cause internationale.

Ces ambassadeurs représentaient les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Canada, la Finlande, le Danemark, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, la Norvège et la Suède.

Le président Erdogan en colère a ordonné au ministre des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu d’entamer des procédures pour expulser les 10 personnes de Turquie en tant que personae non grata.

Se référant aux appels des envoyés pour la libération de Kavala, Çavusoglu a déclaré : « Cette déclaration était inacceptable. Elle comprenait des instructions à la justice [turque]. J’ai dit à mes amis de leur [les ambassadeurs] apprendre leur place. »

Cette querelle diplomatique aurait pu s’intensifier davantage et endommager les relations de la Turquie avec ses alliés, mais une solution a été trouvée pour sortir de l’impasse, ironiquement, non par le gouvernement turc, dont les intérêts économiques étaient en jeu, mais par les ambassadeurs eux-mêmes.

L’ambassadeur des États-Unis a tendu un rameau d’olivier légal, sous la forme d’une déclaration appelant à la non-ingérence dans les affaires intérieures de la Turquie sur la base de la convention des Nations Unies.

Il s’agissait d’une victoire pour le président Erdogan, qui s’est exclamé, en répondant à la question d’un journaliste : « Comment ai-je pris du recul ? Je suis à l’offensive. Il n’y a pas de recul dans mon livre. »

  1. Erdogan peut se vanter de son « offensive », qui ne peut aller trop loin, car le prochain obstacle auquel il est confronté est la Convention européenne des droits de l’homme, qui a déterminé que « la détention provisoire prolongée de Kavala était en violation des règles de la convention. » et a ordonné sa libération d’ici la fin novembre, faute de quoi la Turquie pourrait être expulsée de la convention.

Cela ne dérangera peut-être pas trop le provocateur Erdogan, mais la population turque va sombrer encore plus dans l’âge des ténèbres.

La Turquie viole toutes les règles de l’Union européenne tout en réclamant toujours le droit de s’y joindre.

Cependant, la crise des ambassadeurs n’est que la pointe de l’iceberg dans les problèmes qui opposent la Turquie à l’Occident.

En septembre dernier, alors que le président Erdogan assistait à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, il a été boudé par le président Biden. Avant son élection à la présidence, M. Biden avait qualifié Erdogan de despote et exprimé son soutien à l’opposition politique turque.

A son tour, M. Erdogan s’était plaint publiquement de relations amères avec l’administration Biden, alors qu’il bénéficiait d’une carte blanche de l’administration Trump.

Malgré toutes ces réticences, le président Biden a eu un entretien de 70 minutes avec le président Erdogan à Rome, en marge du sommet du G-20. Il s’agissait d’une séance à huis clos, qui a permis à chaque partie de présenter leur point de vue. La partie turque a affirmé qu’elle était positive et constructive, mais en examinant tous les points de l’ordre du jour, on peut supposer que la réunion a été tout sauf « positive ».

Ainsi, après avoir rendu hommage au partenariat de la Turquie au sein de l’OTAN, la partie américaine a exprimé son mécontentement face à l’achat de missiles russes S-400.

Ils ont également couvert tous les points chauds et rien n’indique que des accords aient été conclus. La Syrie était à l’ordre du jour et Erdogan s’est plaint du soutien américain aux forces kurdes combattant l’État islamique.

Parmi les autres questions épineuses figuraient les élections en Libye, la position agressive de la Turquie en Méditerranée orientale, l’Afghanistan et les troubles dans le Caucase du Sud. Cette dernière est la région où Ankara est de mèche avec la Russie pour tenir les États-Unis et l’Occident à l’écart. La Russie et la Turquie font la promotion du format 3+3 pour la résolution du conflit dans le Caucase, pour nier le rôle du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

La politique étrangère de la Turquie suit un modèle consistant à reléguer toutes les questions insolubles à un comité mixte, à travers lequel Ankara espère épuiser ses interlocuteurs. Nous devons tous nous rappeler que la même idée de comité mixte a été proposée à l’Arménie pour s’attaquer au problème du génocide. Le fait que les présidents Erdogan et Biden aient conclu leur réunion, laissant les problèmes à un comité mixte, signifie qu’une multitude de problèmes non résolus demeurent.

Un autre problème est celui de l’armement et des avions militaires. Après que la Turquie a été évincée du programme d’avions de combat F-35, Erdogan a placé ses espoirs dans l’achat de 40 avions de combat F-16 avec 80 kits de réparation. La partie turque est sortie de la réunion avec optimisme tandis que le président Biden a insisté sur le fait que le programme doit passer par le processus du Congrès, où il a de nombreux opposants.

Parallèlement à la réunion Biden-Erdogan, certaines voix de fond ont amplifié le fossé et mis en garde contre des jours à venir plus difficiles.

L’un est la posture du nouvel ambassadeur de Washington en Turquie, Jeff Flake, et l’autre est l’adversaire national d’Erdogan, Kemal Kilicdaroglu.

Lors des auditions au Sénat, Flake a mis en garde la Turquie et Erdogan, « Tout achat d’armes russes supplémentaires entraînera des sanctions supplémentaires. Nous tiendrons pour responsable la Turquie. »

Il a également utilisé des termes pointus comme le « régime d’Erdogan », « l’oppression », « le recul démocratique ».

« Nos relations avec la Turquie sont confrontées à d’importants défis », a-t-il déclaré.

Alarmé, M. Kilicdaroglu a répondu aux déclarations du nouvel ambassadeur : « Ont-ils dit « Ramenez la Turquie et transformez-la en Syrie ? Ont-ils dit « Arrêtez la Turquie, et si vous ne pouvez pas l’arrêter, étouffez-la par le terrorisme ? Donc, M. Flake, le processus de coup d’État auquel Biden fait référence en disant « nous soutiendrons l’opposition et renverserons Erdogan » est-il lancé par vous ? »

Le harcèlement de M. Erdogan peut intimider ses adversaires à la maison, mais sur la scène internationale, il peut avoir un impact négatif.Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.