L’affaire Hatsbanian et d’autres

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 1er février 2018

Sarkis Hatsbanian est un héros de tragédie. Il est né en Turquie mais il a eu une vie pleine d’aventures voulant venger le génocide arménien. Il a combiné son érudition à celui de l’esprit d’un révolutionnaire et a sacrifié sa vie pour la cause.

Il a déménagé de Turquie en France pour son éducation. En développant la conscience de son identité arménienne, il a décidé d’armer ses connaissances pour combattre les injustices commises par les Turcs contre les Arméniens. Comme il l’a déclaré à plusieurs reprises dans ses commentaires publics, il est parti de France vers l’Arménie avec un billet aller simple. Il s’est joint à l’armée du Karabagh pour combattre les Azéris, et est devenu l’un des héros légendaires de la bataille de Kelbajar. Puis, comme beaucoup d’anciens combattants du Karabagh, il s’est engagé dans la vie civique et politique d’Arménie après la guerre de libération. Il était ouvert, franc et critique face au régime actuel en Arménie, où il a fini en prison parce qu’il était allé trop loin dans ses actions.

La partie de sa vie qui n’est pas entièrement connue du public est le rôle qu’il a joué en tant qu’homologue de Hrant Dink en Arménie. Tout en détestant le passé criminel de la Turquie, il était très favorable à la coopération avec les éléments progressistes des sociétés turques et kurdes.
Il a fait sa part afin d’éveiller les Arméniens inactifs de Turquie. Il a conduit un groupe de militants turcs et kurdes à Tzitzernakaberd pour le centenaire du génocide et verser des larmes à la mémoire des martyrs arméniens. Il était également engagé dans un projet intellectuel monumental qui aurait même effrayé une académie bien équipée. Il a trouvé des interprètes et des érudits pour traduire en turc les livres d’histoire patriotiques de nombreuses régions de l’Arménie historique, comme Van, Gesaria et Adana, entre autres. Beaucoup de Turcs qui ont lu ces volumes ont été choqués d’apprendre qu’une telle vie culturelle arménienne vibrante existait avant le génocide sur le territoire qu’ils habitent actuellement.
C’était son projet en cours lorsqu’il a été frappé par le cancer et est retourné en France, où il est décédé en janvier, appauvri et sollicitant des fonds du public pour ses frais médicaux et de subsistance.
L’opposition en Arménie a tenté de faire de ses funérailles un évènement national en forçant les autorités à permettre son enterrement au cimetière militaire de Yerablur, où sont enterrés les héros tombés au combat. Les autorités, se rendant compte de la politisation potentielle et des retombées de l’affaire, ont autorisé son enterrement et l’ont joint à ses camarades d’armes tombés pendant la guerre du Karabagh.
Selon tous les témoignages, Hatsbanian demeure une figure controversée comme tous les autres héros bien intentionnés qui languissent aujourd’hui dans les prisons d’Arménie.
Jirayr Sefilian et d’autres militants, membres du groupe Sasna Tzerer, sont jugés en Arménie parce que, dans leur zèle à voir la patrie prospérer, ils ont enfreint les lois. Ces militants jouissent d’une grande popularité en Arménie, surtout dans le contexte d’un mécontentement populaire rampant. Ces cas fournissent également des munitions à l’opposition politique pour combattre le régime. Aux yeux de la majorité du peuple, ce sont des patriotes qui ont été injustement punis et qui sont honnêtes dans leurs intentions mais, comme l’a dit le poète Gevork Emin, les honnêtes gens peuvent aussi se tromper honnêtement. Le cas de ces militants est vu en Arménie à deux niveaux : noir ou blanc. Personne n’ose entrer dans la zone grise, où réside souvent la vérité.

Une idée fausse circule dans l’esprit de tout révolutionnaire, celle de croire qu’après avoir renversé un régime, il a un droit intrinsèque à gouverner la nation. Mais l’histoire a réfuté cette notion mainte et mainte fois. Les dirigeants de la Révolution française en 1789, tels Danton, Robespierre et d’autres, ont fini sur la guillotine, accompagnés d’environ 16 500 autres victimes ayant subi le même sort. Les dirigeants de la révolution russe, Lénine et Staline, après avoir exécuté leurs camarades révolutionnaires, ont plongé tout l’empire dans un bain de sang. La même chose s’est produite avec la révolution de Mao Zedong en Chine, qui a entrainé des millions de morts au cours de sa soi-disant Révolution Culturelle. Pol Pot au Cambodge n’était pas différent. 60 ans après la révolution de Castro, Cuba est toujours affamé.
Incidemment, certains historiens soutiennent que Mustafa Kemal Atatürk aurait pu être la seule exception, le héros de la campagne de Gallipoli a fini par être un bâtisseur de nation, créant la République moderne de Turquie. La vérité cependant, c’est qu’en réalité ce sont les généraux allemands qui ont gagné la bataille, laissant seulement le faux héros en prendre le crédit. Atatürk a ensuite recruté des meurtriers ittihadistes comme base pour sa république « moderne ».
J’ai personnellement été témoin d’un exemple tragique de cette effusion de sang historique. Après le soulèvement du Karabagh, alors que l’indépendance était en marche, l’ancien conseiller du président Levon Ter-Petrosian, le professeur Gérard Libaridian m’a présenté à l’un des brillants dirigeants intellectuels du Comité du Karabagh, Hampartsoum Galstyan, qui devint plus tard maire d’Erévan. A cette époque, Galstyan m’assura que tous les dirigeants du mouvement étaient comme des frères et il a levé le poing. J’étais exalté mais inquiet. J’ai dit : « J’espère que cette fois-ci vous réfuterez l’histoire, parce que toutes les révolutions précédentes se sont terminées par la terreur ou des effusions de sang, la plupart du temps les leadeurs se sont éliminés les uns les autres. »
Galstyan a été la première victime, et aucune cause ni aucun coupable n’a, à ce jour, été découvert pour son assassinat. Bien sûr, le Comité du Karabagh s’est finalement scindé, chaque allant de son côté.
Un adage historique veut que les révolutionnaires ne deviennent jamais ou rarement des dirigeants efficaces en temps de paix. Voilà l’idée erronée de nos héros d’Arménie. Parce qu’ils se sont battus honnêtement pour la libération du Karabagh, ils croient avoir gagné le privilège d’imposer leurs positions et leurs vues aux autorités civiles. Ils ont certainement gagné une place honorable dans la société, mais doivent savoir que cela a un prix. Samvel Babayan, l’ancien ministre de la Défense du Karabagh, qui s’est révélé être un héros dans la guerre de libération, en est un bon exemple. En temps de paix, il s’est transformé en un personnage cruel, complotant pour assassiner l’ancien président du Karabagh Arkadi Ghukassian. Jugé et emprisonné, il a été libéré sous la pression du public, pour seulement être pris dans un autre complot d’assassinat, il purge actuellement une autre peine d’emprisonnement.
Lorsque les dirigeants de Sasna Tzerer ont été traduits en justice, il y a eu un tollé général : ils étaient traités injustement parce que l’Arménie n’appliquait pas les libertés civiles comme en Europe. Le rédacteur en chef du quotidien Aravot, Aram Abrahamian, observateur attentif de la scène politique arménienne a rétorqué dans une de ses colonnes quotidiennes, « Essayez d’attaquer un poste de police dans une ville européenne ou américaine, assassiner un flic, et vous verrez où vous vous retrouverez. »
Dans tous les pays soumis à la règle de droit, les citoyens sont bien conscients de leurs droits et de leurs responsabilités, et savent que chaque infraction entraine une punition inversement proportionnelle. Mais dans notre société, en particulier en Arménie, les émotions sont vives, parfois étouffantes.
Le culte des héros mal placé n’est pas nouveau dans notre histoire. Il a été repris par l’un de nos éminents caricaturistes, Yervant Odian, dans un livre intitulé « Les parasites de la révolution ». De nombreux Arméniens persécutés qui avaient fui l’Empire ottoman ont trouvé refuge dans la riche communauté égypto-arménienne. Il y avait beaucoup d’anciens combattants de la liberté parmi les réfugiés qui ont bénéficié des largesses de la communauté. Mais il y en avait aussi de faux qui n’avaient jamais brandi une arme mais fabriqué des histoires d’actes héroïques pour gagner l’admiration et la générosité du peuple, peut-être pas trop semblable à un autre héros populaire, Kaj Nazar de Hovannes Toomanian. Et plusieurs fois, ils ont en eu l’occasion. Odian, dans son style spirituel, a mis en garde le public contre ces faux héros. Ils essaient de partager l’honneur de vrais héros qui ne sont pas toujours des fanfarons.

Les personnes qui ont mis leur vie quotidienne en danger pour une bonne cause méritent les honneurs et le respect. Mais ils ne devraient pas tenir pour acquis leur droit d’agir comme ils le souhaitent, sans tenir compte des règles. Les combats sur le front ne doivent pas être confondus avec le droit de gouverner un pays. Le Général Antranik était un vrai révolutionnaire et il a gracieusement reçu le respect et l’admiration des gens mais n’a jamais cédé à la tentation d’assumer le rôle d’un dirigeant politique.

Les vrais héros connaissent bien leur place dans la société et dans l’histoire. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.