L’anniversaire du génocide marqué par des signaux contradictoires en provenance de Turquie

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 28 avril 2022

Alors que les négociations entre l’Arménie et la Turquie destinées à rétablir des relations entrent dans une phase très sensible et critique, on pourrait supposer que les deux parties feraient preuve d’une extrême prudence et retenue si elles sont vraiment intéressées à obtenir un résultat positif.

Alors que du côté arménien, la réaction à une provocation a été extrêmement modérée, voire lâche, le côté turc ne semble pas subir les mêmes contraintes.

Le processus de négociation a commencé sur les conseils du président Biden, pour ne pas dire pression, mais la Turquie a dû peser le pour et le contre de l’initiative. Pour la partie arménienne, les avantages sont évidents ; la levée du blocus turco-azerbaïdjanais ouvrira le marché arménien au monde extérieur.

Pour la Turquie, en revanche, des négociations fructueuses ouvriront la voie jusqu’en Asie centrale, où Ankara envisage d’étendre son empire pantouranique, tandis que simultanément, l’ouverture de la frontière stimulera l’activité économique et la prospérité pour la Turquie orientale moribonde, ou l’Arménie occidentale, désormais peuplée principalement par la minorité kurde.

Reste à savoir si le gouvernement turc s’intéresse vraiment au redressement économique de la région kurde, ce qui pourrait alimenter les revendications d’égalité des droits, de démocratie et même d’indépendance. Il y a aussi des Arméniens « cachés » parmi les Kurdes, et la fertilisation croisée des idées avec les Arméniens de l’autre côté de la frontière peut susciter des sentiments d’irrédentisme.

Comme mentionné ci-dessus, Ankara doit calibrer son acte avant d’aller trop loin dans le processus. Jusqu’à présent, des signes indiquent que la Turquie est au mieux un partenaire réticent dans le processus, créant un obstacle après l’autre, sans aucune réaction ou protestation de la part du gouvernement arménien.

Premièrement, les deux parties avaient convenu de tenir les négociations sans conditions préalables. Ensuite, la partie turque a inscrit un nouveau point à l’ordre du jour, reléguant l’initiative de poser des conditions à l’Azerbaïdjan. Ce dernier a proposé un programme pour un traité de paix en cinq points qu’Erévan a accepté, sans ajouter de conditions préalables.

Alors que l’Arménie poursuit ses négociations à deux voies, le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a fait monter les enchères en réintroduisant la question du corridor de Zangezour à travers l’Arménie, considérée comme exclu des négociations.

La commémoration mondiale du génocide arménien a révélé d’autres aspects du comportement et des intentions officielles turques.

Il y a d’abord eu le geste choquant du ministre des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu en Uruguay puis les réactions des responsables turcs à la déclaration commémorative du président Joseph Biden.

La Turquie avait envoyé son ministre des Affaires étrangères en tournée en Amérique du Sud la semaine dernière. La date et le pays choisis pour entamer cette tournée ne pouvaient être une coïncidence, car ils ont été choisis pour envoyer un signal à la communauté arménienne internationale. L’Uruguay a été le premier pays à reconnaître le génocide arménien, le 20 avril 1965.

  1. Çavusoglu a atterri à Montevideo, une ville qui abrite une importante communauté arménienne, le 23 avril pour y inaugurer la nouvelle ambassade de Turquie. Comme si rouler sur une route principale nommée Armenia ne suffisait pas, M. Çavusoglu devait passer par la place principale, également dédiée à l’Arménie. Puis, il a fait face à des manifestants arméniens scandant des revendications pour la reconnaissance du génocide arménien. Le ministre des Affaires étrangères, d’humeur très peu diplomate, s’est emporté et a montré son vrai visage en faisant le signe des Loups gris, une organisation terroriste néo-fasciste en Turquie. Tout diplomate digne et sincèrement soucieux de l’issue des négociations aurait fait preuve de maîtrise de soi. Cependant, la formation diplomatique de M. Çavusoglu n’a pas suffi à empêcher de révéler au monde ses simagrées.

Cet incident rappelle également l’épisode impliquant les gardes du corps du président Recep Tayyip Erdogan à Washington en 2017, lorsqu’ils ont commencé à frapper des manifestants pacifiques, déclenchant finalement un incident diplomatique avec les États-Unis.

Il n’est pas surprenant qu’un tribunal turc ait condamné le citoyen le plus respectueux des principes de ce pays, Osman Kavala, à la réclusion à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle, le jour même de l’incident de Çavusoglu, ce pays faisant un pied de nez au verdict de la Cour européenne des droits humains qui avait jugé son incarcération illégale et réclamé sa libération immédiate en 2019.

La réaction de l’Uruguay a été rapide, appropriée et digne, bien plus que la réaction du gouvernement arménien, qui n’est venue que du président de la commission parlementaire des relations étrangères de la faction du contrat civil au pouvoir, Edouard Aghajanian, qui a condamné le comportement du diplomate turc.

« C’est un acte répréhensible. Cela ne contribue en rien à la formation d’une atmosphère de compréhension mutuelle et de dialogue entre les deux peuples », a-t-il déclaré. De plus, certains analystes n’ont pas exclu que cela ait pu être une tentative de la Turquie pour inciter le gouvernement arménien à abandonner le processus de négociation. Il n’y a eu aucune réaction du ministère des Affaires étrangères d’Erévan, peut-être de peur que cela ne fasse basculer le bateau.

Cependant, la réaction du président uruguayen Luis Lacalle Pou a été plus énergique et directe. Il a déclaré : « Il est regrettable que le ministre turc des Affaires étrangères ait montré le salut des loups gris ultra-nationalistes turcs à un groupe d’Arméniens à Montevideo. La conduite du ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu doit être vivement critiquée. La communauté arménienne est blessée et elle a raison. »

Il a également noté que faire progresser les liens en matière commerciale entre son pays et la Turquie ne signifie pas être d’accord avec les politiques intérieures ou étrangères de l’autre partie. Plus tard, l’ambassadeur de Turquie, Huseyin Muftuoglu, a été convoqué par le ministère des Affaires étrangères d’Uruguay. En outre, le vice-président et le président du parlement ont pris la parole lors de rassemblements marquant le génocide et ont critiqué M. Çavusoglu.

Les loups gris sont un groupe terroriste interdit en Autriche et en France, et ont été impliqués dans de nombreux actes terroristes, tels que la tentative d’assassinat du pape Jean-Paul et des journalistes Abdi Ipekçi et Hrant Dink.

La réaction rageuse de M. Çavusoglu a été contrebalancé par le discours équivoque du président Erdogan à la communauté arménienne de Turquie et, à travers elle, à la communauté arménienne internationale.

Au cours des dernières années, le président turc a adressé des messages au patriarche arménien d’Istanbul, avec l’intention supposée de faire preuve d’empathie envers les Arméniens, concernant ce qu’il a qualifié cette année de « réalité douloureuse qui s’est déroulée durant la Première Guerre mondiale ». Puis, a-t-il poursuivi, « Je commémore respectueusement les Arméniens ottomans décédés, une fois de plus, et transmets mes sincères condoléances à leurs proches survivants. »

Ensuite, il a blâmé les conditions créées par la guerre plutôt que le gouvernement ittihadiste comme les auteurs des morts.

Puis M. Erdogan a conseillé : « Construisons l’avenir au lieu d’amplifier la souffrance. » Il ne semble pas savoir que la souffrance est si immense qu’il n’y a pas de place pour l’accroître.

Les difficultés économiques intérieures de la Turquie et les faibles perspectives de sa réélection en 2023 ont activé l’arrogance de M. Erdogan dans les aventures à l’étranger. À ce stade, il essaie de se faire bien voir de l’administration Biden, le parti responsable du rapprochement arméno-turc. M. Erdogan a fait des heures supplémentaires pour rétablir les relations avec les amis et alliés des États-Unis au Moyen-Orient, en particulier avec l’Égypte et Israël ; les bonnes relations avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont déjà porté leurs fruits.

Malgré l’intransigeance de la Turquie à conserver les missiles russes S-400, les États-Unis ont assoupli leur position sur l’autorisation des avions de combat américains F-16, et Washington envoie des signaux selon lesquels il est prêt à rediriger les gazoducs vers l’Europe via la Turquie plutôt que via la Grèce.

En cette période délicate, le message du président Biden sur le génocide arménien, qui a utilisé pour la seconde fois le terme « génocide », n’a pas atteint la fureur de l’administration turque. Il n’est même pas question de rappeler l’ambassadeur de Turquie à Washington. Au lieu de cela, M. Erdogan, contrairement à son habitude, a réagi avec douceur, en déclarant : « Les déclarations relatives aux revendications arméniennes… ne nous sont d’aucun effet. C’est ainsi que nous voyons la déclaration du président américain et nous ne trouvons même pas la peine de nous y attarder car tout est basé sur des mensonges et de fausses informations. »

Le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a réagi dans une déclaration encore plus douce, affirmant que « l’histoire de la Turquie est claire ».

Les commémorations du génocide et les controverses qu’elles ont suscitées cette année ne représentent qu’un chapitre des négations arméno-turques et arméno-azerbaïdjanaises en cours. En Arménie, le fait que le gouvernement cède trop à ce stade des pourparlers, provoque peur et appréhension.

Avec la scission des coprésidents du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la France et les États-Unis sont devenus plus actifs pour tirer l’Arménie vers l’Occident et l’éloigner de la Russie. La Russie, craignant de laisser l’Arménie lui échapper, a invité la semaine dernière le Premier ministre Nikol Pachinian à signer un accord en 30 points, tout en déplaçant la question du Karabagh et les relations turco-arméniennes au format 3+3 : Russie, Turquie et Iran contre Arménie, Géorgie et Azerbaïdjan. Selon ce format, aucune partie ne peut aider à formuler un règlement du Karabagh favorable aux intérêts arméniens. C’est pourquoi Erévan s’est prudemment joint au format 3+3, à condition de ne discuter du Karabagh qu’au format OSCE.

Malheureusement, les développements régionaux et internationaux sont trop compliqués à gérer pour la politique étrangère arménienne, tandis que l’opposition nationale s’agite pour rendre la tâche du gouvernement encore plus difficile.

La population arménienne est troublée par les actions d’un parti au pouvoir incompétent et d’une opposition bruyante qui ne propose aucun agenda politique viable. Edmond Y. Azadian 

 

Traduction N.P.