L’Arménie prise au piège de la toile politique russo-turque

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 2 avril 2021

Tout au long de la guerre froide, la Turquie a été considérée comme un rempart à l’expansionnisme soviétique, mais avec la fin de ce bras de fer, Moscou et Ankara sont devenus concurrents dans de nombreuses régions du monde et leurs relations ont compromis les intérêts vitaux de certaines populations autochtones dans diverses régions.

Ainsi, des accords russo-turcs ont été conclus en Syrie, en Libye et, plus récemment, dans le Caucase. Ce dernier compromis a été fait aux dépens des Arméniens.

Après la chute de l’Empire soviétique, la Russie a joué le rôle de garant de l’Arménie et y a établi sa base militaire. Mais lorsque le rideau est tombé, les Arméniens ont découvert qu’il y avait des nuances dans la garantie qui menaient à des différences de vie et de mort pour le destinataire.

Pendant la guerre de 44 jours entre l’Arménie et les forces combinées de l’Azerbaïdjan, de la Turquie, du Pakistan et des djihadistes indépendants, les avions de combat SU-30 fournis par la Russie sont restés stationnés avec leurs missiles manquants et les impressionnants missiles Iskandar n’ont pas été tiré parce que Moscou en conservait les clés.

Puis à la suite de toutes ces calamités, l’Arménie a dû remercier le président Vladimir Poutine pour un cessez le feu ayant « épargner » de nouvelles pertes d’Arméniens. Le président russe aurait pu user de son influence s’il avait vraiment l’intention de défendre un allié stratégique. Le comportement russe se résume au fait qu’il a créé le problème pour être en mesure de le résoudre.

À l’heure actuelle, il y a plus de 100 prisonniers de guerre arméniens en Azerbaïdjan, contrevenant ainsi aux termes de l’accord du 9 novembre. Le Kremlin a le pouvoir de demander au président Ilham Aliev d’Azerbaïdjan de les libérer et de ne pas les utiliser comme monnaie d’échange pour arracher de nouvelles concessions à l’Arménie assiégée.

Jusqu’à présent, tous les appels de l’Arménie et de la communauté internationale pour libérer les prisonniers sont tombés dans l’oreille d’un sourd. Outre la question des prisonniers, la plupart des neuf points de la déclaration restent gelés en raison de l’intransigeance azerbaïdjanaise.

Une récente annonce de l’ancien ministre des Affaires étrangères azerbaïdjanais Tofiq Zulfuqarov, met en lumière cette impasse.

Il a déclaré récemment : « L’Azerbaïdjan a choisi le format international qui aide à la réintégration de ces régions sur son territoire. Ce format exclut tout statut pour le Karabagh. Le tandem russo-turc dont nous dépendons pour la question de la réintégration est parfaitement acceptable pour nous. Les efforts visant à relancer la question du statut du Karabagh par le groupe de Minsk de l’OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe] et l’UE [l’Union européenne] ne mèneront nulle part. »

Les Arméniens se demandent pourquoi l’OSCE n’a pas encore pris en charge le processus. Maintenant la réponse de M. Zulfuqarov est claire quant à la collusion entre Moscou et Ankara.

Les deux coprésidents du Groupe Minsk de l’OSCE, les États-Unis et la France, ont critiqué les termes de la déclaration du 9 novembre. Ils revendiquent que l’utilisation de la force n’a pas résolu le conflit du Karabagh. En fait, l’usage de la force a violé l’un des principes fondamentaux du Groupe de Minsk. Moscou affirme que la question du statut du Karabagh n’a pas encore été déterminé et qu’il le sera décidé à une date ultérieure.

Le Président Aliev, pour sa part, affirme qu’il a résolu le conflit du Karabagh grâce à l’utilisation de la force et qu’il n’y a pas de problème en ce qui concerne le statut de l’enclave.

L’Arménie, elle, met ses espoirs sur le processus de l’OSCE, selon lequel l’Azerbaïdjan pourrait être tenu responsable pour avoir initié la guerre. Le blâme devra être partagé avec la Turquie pour sa participation à la guerre et pour introduire des djihadistes sur le champ de bataille. Washington et Paris ont déjà soulevé leurs objections à cette décision.

L’intransigeance de l’Azerbaïdjan est soutenue par la Turquie et encouragée par la Russie.

La Turquie a été armée et financée par l’Occident pour devenir indépendante et défier toutes les grandes puissances. Lors de la dernière réunion de l’OTAN, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a déclaré: « Ce n’est un secret pour personne que nous avons des différends avec la Turquie. Ce n’est pas un secret non plus que la Turquie est une alliée de longue date et que je pense que nous avons un grand intérêt à demeurer fidèle à l’OTAN. »

Bien que cette déclaration a été faite pour attirer Ankara, après la récente escalade des tensions entre les deux pays, son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, qui assistait à la même réunion de l’OTAN, n’a pas hésité à répondre sans ambages à la critique sur l’acquisition de Missiles russes S-400. « Quant aux S-400, rappelez-vous une fois de plus pourquoi la Turquie a dû les acheter », puis a répété que la Turquie les avait achetés et que c’était un « fait. »

Le président Recep Tayyip Erdogan lui-même s’est indigné réprimandant un autre allié de l’OTAN, la France, et son président, Emmanuel Macron, pour exploration des hydrocarbures dans eaux territoriales grecques.

En fait, Erdogan a dit à Macron d’aller vérifier sa santé mentale.

La Turquie mène une politique à deux faces vis-à-vis de la Russie. D’une part, il fonctionne sous le prétexte de contenir l’influence de Russie à la demande de l’OTAN, ce qui est conforme à la politique américaine envers la Russie (en particulier après que Biden ait qualifié Poutine de tueur), tout en poursuivant son propre agenda ethnique et travailler à construire un empire turc à la périphérie de la Russie.

À l’ heure actuelle, Washington est en désaccord avec Ankara, non seulement sur la question des missiles S-400, mais aussi sur certaines questions liées aux droits de l’homme qui sont la pièce maîtresse de la politique étrangère du président Biden; l’une est le harcèlement et la pression pour interdire le troisième plus grand parti politique, le HDP pro-kurde et l’autre est le retrait d’Ankara de la Convention d’Istanbul concernant la protection des femmes contre la violence, qui ramènera la société turque au Moyen-Âge.

Il faudra beaucoup de temps et de manœuvres politiques entre les deux capitales pour surmonter ces différences. Cette situation offre au président Biden un moment propice à reconnaître le génocide arménien. En 2019, lorsque la Turquie a attaqué et massacré des alliés kurdes des États-Unis en Syrie, les deux assemblées législatives américaines ont massivement adopté un projet de loi reconnaissant le génocide arménien.

La Turquie est tout aussi provocante face à son amie et ennemie, la Russie. Les empreintes de cette dernière sont sur le territoire azerbaïdjanais, sur les bonnes grâces d’Ankara.

Les forces de maintien de la paix russes ont été introduites en Azerbaïdjan, à condition que la Turquie partage le même espace stratégique, rapprochant ses canons des frontières de l’Arménie.

Le maintien des forces de la paix russe est toléré et conditionné par l’excuse de défendre les Arméniens du Karabagh. Bien que la présence arménienne au Karabagh soit un droit historique et légal, elle fournit également une excuse pour la présence russe dans ce pays.

De l’autre côté, il est également conforme à la politique pérenne russe de défense des Arméniens chrétiens contre les Turcs, une politique qui a commencé en 1878 lorsque les forces russes avaient atteint le détroit de Bosphore.

Alors que la Russie et la Turquie se sont accommodées sur le sol azerbaïdjanais, au détriment des Arméniens, Ankara défie ouvertement la Russie sur la question de la Crimée.

Lorsque la Russie a pris la Crimée, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Turquie Ahmed Davutoglu a déclaré que « nous défendrons nos frères Tatars en Crimée, » alors que les Tatars constituent à peine 12 pour cent de la population territoriale. La péninsule a été sous domination russe depuis le 1773, au cours du règne de La Grande Catherine II. Actuellement, les Russes constituent 65% de la population. Les puissances occidentales ont fait de la Crimée une cause célèbre en tant que victime de l’agression russe. Si le Timor oriental et le Soudan du Sud peuvent organiser un référendum pour déclarer leur indépendance, selon quel droit international la majorité russe ne peut-elle voter pour que Crimée se joigne à la Russie ?

La Crimée a été remise à l’Ukraine en 1954, lors de la célébration du 300e anniversaire de l’Ukraine unie à la Russie. La rumeur veut que Nikita Khrouchtchev, après avoir absorbé des quantités excessives de vodka, a transféré la Crimée à son Ukraine natale.

Cela me rappelle ma propre rencontre avec Yakov Zarobian, un homme d’État patriotique soviétique, sous le règne duquel le président du parti communautaire en Arménie, a abouti à de nombreuses réformes et projets majeurs.

Lors de cette rencontre en 1962, j’ai demandé à M. Zarobian quand le Karabagh serait rendu à l’Arménie. Sa réponse a été: « Les frontières à l’intérieur de l’Union soviétique n’ont pas d’importance. »

Puis je demandais : « Comment peut-on parler de rendre le Karabagh à l’Arménie et affirmer que les frontières ne comptent pas en Union soviétique? »

Il est devenu très sérieux et a répondu d’une voix sourde: « Mon fils, tu penses que nous Arméniens sommes nationalistes, mais je t’assure que les Azerbaïdjanais sont bien plus nationalistes. »

Cette déclaration a été faite par un fonctionnaire soviétique à l’apogée de l’empire soviétique, alors que l’internationalisme était la pierre maitresse et son crédo.

Aujourd’hui, l’Ukraine est devenue une pomme de discorde entre l’Occident et la Russie, et la Turquie est devenue la personne-ressource dans cette confrontation. En effet, la Turquie a récemment conclu une alliance militaire avec l’Ukraine, pour aider cette dernière à libérer le Donbass et la Crimée de la domination russe. Ankara, en particulier, a fourni des drones Bayrakdar, qui ont vaincu les armements russes lors de la récente guerre du Karabagh.

Comme on peut le noter, l’arrogance de la Turquie a intimidé la Russie sur tous les fronts. La Turquie a encerclé l’Arménie à sa frontière de Kars et du Nakhitchevan, où elle a concentré ses troupes.

La Russie est garante de l’autonomie du Nakhitchevan par le traité de Kars, qui permet également à Moscou de contester la prise de contrôle turque sur le Nakhitchevan. Au lieu de profiter des dispositions du traité de Kars pour repousser l’armée d’occupation turque au Nakhitchevan, Moscou et Ankara ont célébré le centenaire du traité de Kars (16 mars 1921) et renouvelé leur « amitié et fraternité. »

Lorsque la 11e Armée rouge a envahi l’Arménie le 2 décembre 1920 pour éliminer l’indépendance de la Première République, son dernier Premier ministre, Simon Vratzian, a écrit: « L’Arménie est prise entre le marteau russe et l’enclume turque. »

Il semble que peu a changé au cours de ces 101 dernières années. Edmond Y. Azadian 

 

Traduction N.P.