L’Arménie prise en tenaille entre l’Iran et la Géorgie

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 29 novembre 2019

Depuis la révolution de velours, l’Arménie a consolidé sa politique intérieure, amélioré son économie et réorienté sa politique étrangère. Mais la prospérité de l’Arménie est à la merci de ses interactions avec le monde extérieur.
À la suite du blocus imposé par la Turquie et l’Azerbaïdjan, les choix de l’Arménie se sont considérablement restreints. En fait, il ne lui reste que deux voisins qui permettent de communiquer et d’échanger avec le reste du monde: l’Iran et la Géorgie.
Ironiquement, ces deux pays sont en proie à la fois à la tourmente et à l’instabilité, et l’Arménie est prise au piège.
Certes, ces pays n’ont pris aucune mesure hostile contre l’Arménie, mais leurs problèmes internes influeront nécessairement sur l’Arménie.
Les émeutes en Iran sont causées par des problèmes reliés à la vie quotidienne, provoqués par une hausse soudaine du prix de l’essence de 50%. En Géorgie, les problèmes découlent de questions plus abstraites autour de la démocratie et des réformes électorales. Actuellement, les causes ne sont pas aussi importantes du point de vue arménien que les conséquences des émeutes dans les deux pays.
La déstabilisation en Iran affecte non seulement l’Arménie, mais a également un impact tectonique dans toute la région.
À la lumière de la tempête soulevée, le renforcement de la base militaire russe en Arménie est devenu un facteur rassurant non seulement pour l’Arménie, mais également pour l’Iran et l’Azerbaïdjan.
Les émeutes en Géorgie ont éclaté parce que le gouvernement au pouvoir avait promis d’introduire des réformes constitutionnelles et ainsi donner aux partis d’opposition une chance de bénéficier d’une représentation équitable au parlement. La constitution actuelle favorise fortement le parti au pouvoir. Cependant, le parlement a refusé de voter la loi promise, déclenchant la crise actuelle, que l’ex-président du Parlement, Nino Burjanadze, qualifie de « déstabilisatrice ». Des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour manifester, scandant des slogans du genre « le rêve de la Géorgie est sur le point de mourir. »
Entre temps, 12 membres du parti au pouvoir ont démissionné. Tamar Chugoshvili, première vice-présidente du parlement, a déclaré: « Pendant des mois, mon rôle consistait à convaincre tout le monde que ces amendements seraient adoptés. Mais comme nous n’avons pas rempli notre engagement, j’ai décidé d’assumer la responsabilité de cet échec. »
Contrairement à la situation arménienne, l’église géorgienne et en particulier son patriarche, Ilia II, ont une grande influence politique et ont aidé à installer au pouvoir le gouvernement actuel. Il semble qu’actuellement l’église sympathise avec les partis mécontents.
La crise actuelle va certainement entraver le commerce extérieur de l’Arménie et en particulier ses échanges avec la Russie. Les relations entre la Géorgie et l’Arménie s’étaient récemment améliorées, en partie à cause des gestes amicaux du Premier ministre Nikol Pachinian, mais aussi à cause des actions hostiles de l’Azerbaïdjan envers la Géorgie, notamment un différend territorial, et la forte pénétration et contrôle de la Turquie sur le port géorgien de Batumi.

Incidemment, le Traité de Kars de 1921 avait donné à la Turquie un accès gratuit au port de Batumi (en Adjarie). La Turquie n’a pas eu recours à cette clause particulière durant la période soviétique. Mais aujourd’hui, la Turquie est en Adjarie avec une main de fer, contrôlant l’économie de la région, au grand dam de tous les Géorgiens.
La crise en Géorgie affectera l’Azerbaïdjan, car tous les oléoducs transportant le pétrole azéri traversent le pays.

Les émeutes en Iran ont éclaté lorsque le gouvernement a augmenté les prix de l’essence. C’est la goutte qui a fait déborder le vase. L’imposition de règles religieuses strictes aux citoyens, aggravée par les difficultés économiques persistantes résultant des sanctions imposées par les États-Unis, ainsi que par les ambitions politiques régionales de l’Iran sont tous des facteurs menant au soulèvement public actuel.
Une étincelle a mis le feu aux poudres, cette étincelle passait par Internet. Dans le monde actuel, la plupart des gouvernements ne contrôlent pas totalement leurs populations, car des forces sont en mesure de saper ce contrôle par le biais d’Internet, ce qui peut être une bénédiction à bien des égards, mais aussi une arme puissante dans la cyberguerre. Nous avons vu le scénario se répéter dans de nombreux pays. Même les grandes puissances s’accusent mutuellement d’armer Internet et d’influencer les résultats des élections.
Les émeutes ont commencé le 16 novembre et ont balayé le pays. Amnesty International a estimé à 106 le nombre de personnes tuées par les forces gouvernementales au cours de la répression.
L’interférence d’entités étrangères pour déstabiliser le pays est conçue pour se nourrir des griefs existants, provoqués par des difficultés économiques.
Dans le cas de l’Iran, les lignes de faille ethniques sont également très utiles, car la population de l’Iran, qui compte 80 millions d’habitants, comprend 20 millions d’Azéris. Pendant longtemps, la partition de l’Iran – rompant avec le nord – faisait partie des plans stratégiques des États-Unis.
Les plans de déstabilisation commencent par attiser le mécontentement qui gronde déjà parmi la population. Lorsque le gouvernement prend sa revanche, chaque victime est une « bénédiction » pour les puissances intéressées par le changement de régime. Il n’est pas surprenant que le secrétaire d’État américain Mike Pompeo ait lancé un appel aux Iraniens pour qu’ils envoient des photos, des vidéos et autres documents à utiliser contre le gouvernement. Jon Gambrell, de l’AP, a rapporté que « le commandant par intérim des gardes de la révolution, le général Ali Fadavi, a répété l’allégation selon laquelle les États-Unis étaient derrière les manifestations, sans aucune preuve à l’appui de ses dires ».
De quelles preuves a-t-on besoin face à l’obsession publique de l’administration Trump de vouloir punir l’Iran ?
Puisqu’Internet est devenu une arme, le gouvernement iranien l’a bloqué le 16 novembre.
« Pourquoi [les États-Unis] se sont-ils mis en colère après avoir coupé Internet ? », a demandé Favadi, ajoutant « parce qu’Internet est le canal par lequel les Américains ont voulu accomplir leurs actes pervers et malveillants. »
Il y a, à l’heure actuelle, une accalmie dans les manifestations après l’arrestation de plus de 2 000 personnes.
Depuis que le président Trump s’est retiré unilatéralement de l’accord nucléaire iranien, Téhéran a repris sa course à l’arme nucléaire, aggravant ainsi la situation.
Israël ne tolérera pas un Iran nucléaire. Par conséquent, la crise actuelle peut être considérée comme le prélude à une confrontation bien plus violente.

Du point de vue arménien, le fait de perdre l’Iran comme porte de sortie est bien pire que si l’on se heurtait à des problèmes plus graves dans toute la région.
Aharon Vardanian, expert en études iraniennes à Erévan, met en garde contre une catastrophe potentielle au sud du fleuve Araxe dans l’éventualité d’une perte de contrôle du gouvernement iranien sur cette région peuplée de Turcs et d’Azéris.
« La machine de propagande turque et azerbaïdjanaise a été très active et utilise des facteurs culturels, ainsi que la diplomatie entre peuples et autres opérations secrètes.

Aujourd’hui, la frontière entre l’Artzakh et l’Iran est considérée comme la zone la plus sûre. Si le scénario change, elle deviendra la zone la plus dangereuse. »
Compte tenu des problèmes actuels de l’Iran, certains milieux d’Azerbaïdjan se préparent avec joie à un changement de destin. Un groupe appelé Mouvement pan-azéri a déjà prévu un colloque sur le sujet intitulé « L’Iran et l’avenir des Turcs ».
Les intervenants parleront de la situation dans le sud de l’Azerbaïdjan, de l’évolution de la situation en Iran et de son impact sur « nos compatriotes ». Ce groupe considère le nord de l’Iran comme étant le sud de l’Azerbaïdjan et les citoyens y sont « nos compatriotes ».
À l’insu des gouvernements respectifs à Tbilissi et à Téhéran, engloutis dans leurs problèmes internes, ces complications ont à leur tour pris l’Arménie en tenaille. Edmond Y. Azadian

 

 

Traduction N.P.