La persévérance et la vigilance portent fruits. Les Arméniens du monde entier ont lutté pendant un siècle pour obtenir que 30 pays reconnaissent le génocide arménien. Et plus important encore, la commémoration du centenaire en 2015 a atteint une résonance mondiale grâce au pape François Ier, qui a nommé l’événement par son vrai nom, quatre chefs d’État se sont également rendus à Erévan pour participer aux commémorations à Tsitsernakaberd. En octobre dernier, les deux chambres de la branche législative du gouvernement américain ont adopté des résolutions reconnaissant le génocide arménien. Il s’agissait d’une occasion historique jusque-là insaisissable aux États-Unis.
Les relations internationales prennent des voies inattendues. Dans ce jeu, il s’agit de garder les forces à portée de main et informées, afin que lorsque des occasions se présentent, elles ne passent ni inaperçues ni inutilisées.
Cette année, un autre anniversaire historique va rappeler à la communauté politique mondiale les injustices commises en remplaçant le Traité de Sèvres de 1920 par le Traité de Lausanne de 1923. Le spectre du Traité de Sèvres a hanté les dirigeants de la République de Turquie durant un siècle.
Présentons un peu le contexte. Immédiatement après le génocide arménien, le traité de Sèvres est venu rendre justice aux victimes et aux survivants de ce génocide dans les limites de l’Arménie historique.
Le président américain Woodrow Wilson a publié ses quatorze points pour créer un nouvel ordre mondial basé sur la paix et le respect des droits humain. Le 12e point se réfère à l’Arménie : « Aux régions turques de l’Empire ottoman actuel devraient être assurées la souveraineté et la sécurité ; mais aux autres nations qui sont maintenant sous la domination turque on devrait garantir une sécurité absolue de vie et la pleine possibilité de se développer d’une façon autonome. »
Le président Wilson a confié à la Commission King-Crane du général James Hardbody le soin d’étudier le cas, de déterminer les frontières et de faire des recommandations.
La commission est parvenue à la conclusion d’allouer un territoire de 150 000 kilomètres carrés à l’Arménie (contre les 30 000 kilomètres carrés de l’Arménie actuelle) pour inclure les provinces de Van, Bitlis, Erzouroum et Trébizonde, cette dernière devant servir de débouché de l’Arménie par la Mer Noire.
Ces recommandations ont été incorporées dans les documents du traité de Sèvres (articles 88 à 93).
En marge des négociations de Sèvres, les Arméniens luttaient pour réaliser un autre rêve national en créant un régime intérieur en Cilicie, non inclus dans les recommandations de Wilson.
Le chef de la délégation nationale arménienne, Boghos Nubar Pacha, avait négocié avec les alliés de la Première Guerre mondiale et contribué à leurs efforts en recrutant un corps de 5 000 volontaires arméniens, en échange d’une garantie de domination nationale en Cilicie.
Le représentant de la délégation nationale arménienne en Cilicie, Mihran Damadian, a tenté d’empêcher la signature du traité de Sèvres le 10 août 1920, en déclarant l’indépendance de la Cilicie le 6 août 1920. Malheureusement, cet acte de défi n’a pas été soutenu par les forces armées, car les autorités françaises avaient désarmé les volontaires arméniens juste après leur victoire à Arara, Palestine, le 19 septembre 1918, contre les forces combinées ottomanes-allemandes. Par conséquent, l’armée française n’a eu aucun problème à destituer les membres du gouvernement du gouvernement dirigés par Damadian.
Cet événement historique nous rappelle que chaque fois que le futur traité de Sèvres était discuté, la revendication cilicienne demeurait partie intégrante des négociations.
Bien que la Turquie ait signé le traité, dont l’article 88 stipule que « La Turquie déclare reconnaître, comme l’ont déjà fait les Puissances Alliées, l’Arménie comme un État libre et indépendant, » les événements ont rapidement pris une tournure négative.
Les Alliés avaient chargé Mustafa Kemal Atatürk de dissoudre l’armée ottomane vaincue. Au lieu de cela, il a utilisé cette force pour commencer sa « campagne de libération nationale » en vue de débarrasser l’Anatolie de ses populations autochtones restantes. À ce moment-là, l’Alliance s’était effondrée, chaque nation essayant de conclure un accord séparé avec le mouvement de résurgence Milli. La coopération Kemal-Lénine, qui a fourni des munitions et de l’or de Russie, a été particulièrement préjudiciable et a permis à Kemal d’expulser 150 000 Arméniens qui étaient retournés en Cilicie. En septembre 1922, il a littéralement jeté la population majoritairement grecque de Smyrne à la mer après avoir incendié la ville et signé le traité de Lausanne qui donnait légitimité et souveraineté à l’actuelle République de Turquie. Ainsi, le traité de Sèvres a été remplacé par le traité de Lausanne, dans lequel le nom de l’Arménie n’est même pas mentionné.
Le traité de Sèvres était destiné à démembrer la Turquie et à rendre une partie de ses territoires confisqués à leurs propriétaires légitimes. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la Turquie s’est sentie à l’abri du danger de partition. À la fin de cette guerre, cependant, certaines provinces ont été remises à l’Arménie et la Géorgie. Le dirigeant soviétique Josef Staline était même prêt à envahir la Turquie, mais a stoppé ses efforts sous les menaces de bombe atomique de Winston Churchill.
Le traité de Sèvres peut ressusciter chaque fois que les relations internationales le justifient, car son influence résonne encore. Par exemple, aujourd’hui, le Parlement russe demande à abroger le traité de Kars de 1921, qui a finalisé la frontière entre la Turquie et l’Union soviétique. Depuis l’effondrement de l’empire soviétique, la Russie n’a plus de frontière commune avec la Turquie. En raison de l’appartenance de l’Arménie à l’Union soviétique, Kars reste en vigueur pour déterminer sa frontière avec la Turquie. En demandant à l’Arménie de signer les protocoles de Zurich pour rétablir les relations entre les deux pays en 2009, Ankara avait l’intention de piéger l’Arménie pour reconfirmer son adhésion à ce traité. (L’Arménie ne les a pas signés.)
Jusqu’ici, l’Arménie a refusé de s’engager, permettant à Ankara le soin de deviner ses intentions. La reconfirmation du traité de Kars relance les conditions imposées à l’Arménie par les Turcs en 1920 par le traité d’Alexandropol.
Jusqu’à présent, la Turquie a bénéficié des fruits de son appartenance à l’OTAN. Mais il semble qu’Ankara ait surestimé sa mise à travers ses aventures en solo en Irak et en Syrie sous la bannière de l’OTAN. Un signe qu’Ankara a épuisé son accueil au sein de l’OTAN a été les récents votes du Congrès américain.
Avant même d’évoquer la possibilité de réviser ou d’inverser le traité de Sèvres, la question est de savoir comment les Arméniens peuvent voir leurs biens restitués ou être indemnisés?
La Turquie a assassiné les deux tiers de la nation arménienne et a confisqué sa patrie historique mais jouit aujourd’hui de l’immunité contre toute réclamation légitime, grâce à la protection de l’OTAN. Certains juristes ne parviennent pas à trouver un lieu prenant en charge la question de la restitution.
D’autres, comme le professeur Alfred de Zayas, ancien secrétaire de la Commission des droits humains des Nations Unies, ont un point de vue plus optimiste : « En raison du caractère persistant du crime de génocide en termes factuels et juridiques, le passage du temps n’empêche pas le recours en restitution. Ainsi, les survivants du génocide contre les Arméniens, individuellement et collectivement, ont qualité pour présenter une demande de restitution. Cela a été le cas des survivants juifs de l’Holocauste, qui ont réussi à réclamer la restitution auprès de nombreux États où leurs biens avaient été confisqués. »
Le temps presse pour les intérêts arméniens et la Turquie compte sur ce facteur – l’oubli. De plus, de nombreux Arméniens dispersés dans le monde et aux identités nationales floues, ne voient aucun avantage pratique à en appeler d’une compensation ou même déposer des revendications territoriales.
Les Arméniens occidentaux ont été victimes du génocide et n’ont pas d’État souverain pour faire avancer leur cause. Seul un État souverain a le pouvoir légal de réclamer une restitution. Cela devrait être la tâche de la République d’Arménie, mais ce pays cherche à améliorer ses relations diplomatiques avec la Turquie sans conditions préalables. Le gouvernement a jeté les bases d’un éventuel rapprochement. Par conséquent, il incombe aux Arméniens de la diaspora de poursuivre la lutte pour garder les Arméniens alertes et conscients de leurs droits et pour tenir l’opinion publique mondiale informée. Sinon, des occasions historiques pourraient nous échapper.
Le centenaire du traité de Sèvres est l’occasion de mobiliser des forces sur le long terme ; des séminaires, des conférences, des manifestations publiques, des actions politiques, des campagnes de presse doivent venir commémorer les principes de ce traité et célébrer leur succès et leur victoire futurs.Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.