Lors du défilé de la victoire à Bakou le 10 décembre 2020, le président turc Recep Tayyip Erdogan est apparu sur l’estrade en héros aux côtés du président azerbaïdjanais Ilham Aliev, alors qu’il exaltait la mémoire d’Enver Pacha, l’un des planificateurs du génocide arménien, et a déclaré : « Nous sommes ici pour réaliser les rêves de nos ancêtres », ce qui signifie mener la politique génocidaire centenaire à sa conclusion logique.
Aujourd’hui, M. Erdogan souhaite projeter une image différente, plus bienveillante, celle d’un pacificateur. Certains de ses amis ont même suggéré qu’il devrait être considéré pour le prix Nobel de la paix.
- Erdogan s’est-il repenti de ses dérives meurtrières et a-t-il demandé l’absolution de ses péchés ? Certainement pas. La clé, ce sont les prochaines élections présidentielles et parlementaires en Turquie. Elles doivent avoir lieu le 18 juin, mais il est question d’avancer cette date pour le bien-être du président.
Malgré toutes les apparences, M. Erdogan n’est pas un homme d’État qui s’exprime sans réfléchir. Ses mouvements sont calculés et de grande envergure. Jusqu’à présent, il a réussi à tisser sa toile de politique internationale. Au cours de son règne, il a réussi à façonner la vie politique de la Turquie à son image et a l’intention de poursuivre son contrôle pendant une autre décennie.
Mais la prochaine élection pose de nombreux défis pour lui et pour son pays ; les sondages indiquent que si les élections avaient lieu aujourd’hui, M. Erdogan ne gagnerait pas.
Erdogan veut faire de l’année 2023 une année de célébrations marquant le centenaire de la fondation de la République de Turquie par Atatürk en se sacrifiant comme son héritier, ou mieux encore, le deuxième sultan Soliman le Magnifique. Il a prévu d’inaugurer des méga projets tels qu’un deuxième canal à travers les Dardanelles et une centrale nucléaire à Akkuyu ainsi que de nombreux autres grands développements similaires.
L’un des défis de sa réélection est son mauvais bilan en matière de droits de l’homme, tandis que l’autre est l’effondrement de l’économie du pays et l’inflation galopante (42 % selon Reuters, avec une croissance stagnante du PIB) et enfin et surtout, ses relations problématiques dans la région et avec les grandes puissances internationales.
Voilà pourquoi M. Erdogan est en train de faire peau neuve.
Il y a quelques mois, l’économie turque était en chute libre (80 % d’inflation), mais le président russe Vladimir Poutine est venu à la rescousse, en échange des faveurs d’Erdogan. En effet, la Turquie, membre de l’OTAN, a décidé de ne pas se joindre à l’Occident dans les sanctions contre la Russie et a été récompensée par un accord sur le blé ukrainien et un contrat avec Moscou attribuant à la Turquie un important échange gazier.
La Turquie s’emploie à apaiser toutes les tensions dans ses relations internationales. Le ministre des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu doit se rendre à Washington le 17 janvier afin de résoudre certains des problèmes en suspens avec les États-Unis (bien qu’un article de Bloomberg suggère que de nombreuses puissances occidentales en ont fini avec Erdogan).
À son retour, Çavusoglu s’envolera pour Moscou pour une négociation trilatérale des ministres des Affaires étrangères, le russe Sergueï Lavrov et le syrien Faisal Mekdad, afin de travailler sur un accord de paix avec la Syrie et planifier une rencontre entre Erdogan et le président syrien Bashar El Assad, son ennemi juré. Il y a quelques mois, Erdogan prévoyait d’occuper 30 kilomètres carrés en Syrie lorsqu’il a reçu un non catégorique de Moscou et de Washington. Maintenant, on parle de réconciliation avec la Syrie et du retrait de certaines forces turques du territoire syrien.
- Erdogan a eu un impact sur les relations arméno-turques ; il s’est d’abord fait sentir dans la vie de la communauté arménienne en Turquie. Pendant de nombreuses années, le gouvernement turc n’a pas autorisé les églises et organismes caritatifs arméniens (vakf) à organiser des élections, malgré le fait que de nombreux dirigeants de ces comités avaient démissionné, pris leur retraite ou étaient décédés et que la gestion était laissée à certains membres âgés. Leurs appels au gouvernement turc pour organiser de nouvelles élections se sont perdus dans le réseau byzantin des lois et règlements turcs. Pourtant, à la veille des élections nationales, le ministère de la Justice leur a soudainement accordé cette autorisation et les élections des conseils d’administration ont eu lieu récemment.
Le contrôle étroit du gouvernement s’étend à la saisie de nombreuses propriétés. L’un de ces biens est l’édifice Sanasarian Han, à Istanbul, confisqué en 1930. En 2011, le Patriarcat arménien d’Istanbul a entamé une procédure judiciaire pour récupérer ce précieux bien. Après de nombreux revers, la Cour constitutionnelle a décidé de restituer la propriété à la communauté en décembre, juste à temps pour le pari électoral de M. Erdogan.
Dans un autre mouvement, des membres de la Fédération turque de football se sont rendus cette semaine au Patriarcat arménien pour inviter le patriarche à un match de football le 25 mars entre les équipes nationales arménienne et turque.
Quelques mouvements positifs ont été enregistrés au niveau étatique avec l’Arménie. Le 6 janvier, le ministère arménien des Affaires étrangères a annoncé que la Turquie avait levé l’interdiction des vols directs de fret avec l’Arménie. Le Premier ministre Nikol Pachinian a qualifié cette initiative de « mouvement positif ».
Le négociateur spécial arménien Rouben Roubinian et son homologue turc, l’ambassadeur à la retraite Serdar Kiliç, se sont rencontrés pour améliorer les relations entre les deux pays. Ils se sont réunis quatre fois au cours de l’année écoulée dans différentes capitales. Maintenant, ils ont décidé de déplacer ces négociations vers l’Arménie et la Turquie. Des accords ont été conclus pour ouvrir la frontière aux citoyens des pays tiers. Il est rapporté que des travaux techniques sont en cours pour ouvrir la frontière terrestre entre les deux pays, bien que M. Erdogan ait conditionné cette décision à la signature du traité de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il semble que la Turquie ait temporairement relégué à Bakou la tâche de harceler l’Arménie, afin de pouvoir émerger avec un visage innocent tourné vers la communauté politique internationale.
Il n’y a aucune raison d’applaudir les actions de la Turquie, car toute expression de gratitude peut se transformer en un outil politique entre ses mains et être présenté à ses partenaires comme des faveurs envers ses victimes.
Maintenant, il reste à voir quelles seront les actions de M. Erdogan dans la région et en matière de politique internationale. Les élections ne sont pas très loin et des coalitions sont en train de se former. L’ennemi juré de longue date de M. Erdogan est Ekrem Imamoglu, le maire combatif d’Istanbul, qui a défié le parti AKP d’Erdogan lors des élections municipales d’Istanbul en 2019 et a gagné.
Erdogan a annulé les résultats et a demandé un nouveau scrutin. Cette fois-ci, en 2022, Imamoglu a gagné avec une marge plus importante. Bien qu’il n’ait pas annoncé sa candidature à la présidence, Erdogan craint cette perspective et l’a emprisonné, l’a reconnu coupable et l’a condamné à deux ans de prison avec sursis pour « avoir insulté des responsables gouvernementaux ».
Un autre candidat non annoncé est le puissant maire d’Ankara, Mansour Yavas.
Kemal Kılıçdaroğlu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP) âgé de 75 ans, a demandé à ces deux rivaux potentiels de « dégager la route. Je serai le candidat de l’opposition ».
À l’heure actuelle, le parti AKP d’Erdogan a formé une Alliance populaire avec le Parti du mouvement national (MHP), un parti nationaliste extrémiste connu sous le nom de « Loups gris ».
L’opposition s’est regroupée au sein d’une coalition qu’elle appelle la « Table des six », le plus grand parti étant l’ancien parti kémaliste de Kılıçdaroğlu. Ces six partis ont laissé de côté le Parti démocratique populaire (HDP) progressiste en raison de sa tendance pro-kurde (Le député arménien Garo Paylan en est membre). Les deux dirigeants du parti, Selahattin Demirtas et Figen Yuksedag, ont été dépouillés de l’immunité parlementaire et emprisonnés sous de fausses accusations pendant des années.
De nombreux intellectuels, universitaires et politiciens ont été condamnés à de longues peines de prison et attendent la fin de l’ère Erdogan pour mener le pays vers une république démocratique. Les prochaines élections décideront s’ils continueront à languir en prison ou s’ils verront M. Erdogan prendre sa retraite. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.