Un nouvel ordre prend forme dans le Caucase, après la guerre de 44 jours de l’an dernier entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Bien que la guerre ait opposé ces deux pays, les instigateurs et les bénéficiaires sont deux acteurs primordiaux, à savoir la Russie et la Turquie.
Le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a des raisons de se réjouir, mais il s’agit d’une victoire creuse à présenter à son public, qui commence à remettre en question le coût de cette victoire : 18 000 victimes azerbaïdjanaises.
Les réels gagnants sont la Russie et la Turquie, au détriment de la souveraineté azerbaïdjanaise. Ankara a pratiquement pris le commandement du gouvernement et de l’armée azerbaïdjanaise, avec pour slogan « une nation, deux gouvernements ».
Entre-temps, la Russie, qui avait perdu pied sur le sol azerbaïdjanais, y est revenue en force pour longtemps. Comme l’écrit Neil Hauer : « Si vous êtes assis au Kremlin, vous êtes probablement très satisfait de la façon dont 2021 s’est déroulée dans le Caucase… L’entrée des soldats de la paix russes au Karabagh à la fin de cette guerre était un objectif depuis le début du conflit il y a trois décennies. Leur présence a vu le territoire se transformer en un protectorat russe, sans le nom. Plus important encore, il s’agit d’une importante source d’influence à la fois contre l’Arménie et surtout contre l’Azerbaïdjan. Ainsi, aux côtés des États séparatistes géorgiens d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, dont le statut est inchangé, des troupes russes sont désormais déployées sur le territoire de droit des trois républiques du Caucase du Sud.
L’intention de Moscou de garder le Karabagh sous son emprise était manifeste depuis l’effondrement de l’Union soviétique, lorsque Arkady Volsky, le représentant du Politburo de l’URSS au Karabagh, a promu l’idée. Mais à cette époque, les dirigeants inexpérimentés du mouvement du Karabagh avaient leurs propres objectifs irréalistes qui allaient à l’encontre de ceux de Volsky.
Aujourd’hui, Moscou consolide sa position dans la région et la protège jalousement des intrus. C’est dans ce paysage que se joue la rivalité renouvelée Est-Ouest. Il est dans l’intérêt de la Russie de maintenir le conflit dans la mesure où les parties belligérantes en sont venues à accepter le rôle de la Russie en tant que médiateur et arbitre. Ainsi, chaque fois que le groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), chargé de ramener la paix au Karabagh depuis 1992, tente de prendre l’initiative, Moscou propose une contre-offre pour tenir l’Occident à l’écart de la région.
Bien que la Russie soit l’un des coprésidents du groupe, aux côtés des États-Unis et de la France, elle pense qu’elle peut être mise en minorité dans ce format. Par conséquent, elle propose ses propres plans.
La réunion trilatérale de Sotchi le 26 novembre entre les dirigeants arméniens, russes et azerbaïdjanais ne faisait pas partie de ces plans – du moins n’avait-elle pas été annoncée auparavant. Pourtant, dès que le président du Conseil européen Charles Michel a annoncé que le 15 décembre le Premier ministre arménien Nikol Pachinian devait rencontrer le président azerbaïdjanais Ilham Aliev à Bruxelles, le président russe Vladimir Poutine a devancé cette réunion et a convoqué les deux hommes à Sotchi. Le communiqué qui a été publié à la suite de ce sommet n’a pas révélé grand-chose ; les seules nouvelles intéressantes étaient le comportement discret d’Aliev lors de cette réunion et l’absence de référence sur le corridor de Zangezour.
Nous ne savions pas que moins d’une semaine après cette réunion, Aliev reviendrait à sa posture combative, exigeant de l’Arménie un délai pour l’ouverture du soi-disant corridor, ce qui signifiait que rien n’avait été réalisé à Sotchi.
Une autre victime diplomatique de cette ingérence a été l’annulation d’une réunion annoncée précédemment entre les ministres des Affaires étrangères d’Arménie et d’Azerbaïdjan début décembre à Stockholm en marge du Conseil ministériel de l’OSCE.
Ankara et Moscou promeuvent actuellement activement le format 3+3, conçu par le président turc Recep Tayyip Erdogan et activement soutenu par le président Aliev. La Russie prétend s’être jointe à cet effort à contrecœur, mais comme sa teneur veut éloigner l’Occident de la région, elle en est venue à y souscrire pleinement.
Le format 3+3 comprend la Russie, la Turquie et l’Iran d’un côté, auxquels se joindront les nations régionales que sont l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Il prétend résoudre tous les problèmes actuels entre ces nations. Comme elle a une tendance nettement anti-occidentale, la République islamique est optimiste quant à ce plan, comme l’a déclaré l’ambassadeur de Téhéran à Ankara, Mohammad Farazmand, : « Téhéran soutient la proposition du président turc Recep Tayyip Erdogan en novembre 2020 d’établir une coopération régionale dans le Caucase du Sud avec la participation de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie et de la Géorgie en tant que trois pays de la région et également avec la présence de la Turquie, de l’Iran et de la Russie sous forme de 3+3. Le « format 3+3 » est exactement conforme aux principes et aux fondements de la politique étrangère de l’Iran, qui résout les problèmes de la région par les pays de la région, minimise les tensions et développe la coopération et crée une région forte grâce à la synergie. »
La Géorgie est résolument contre le format et a refusé de participer à la première réunion qui a eu lieu à Moscou le 10 décembre, au niveau des vice-ministres des Affaires étrangères. Tbilissi refuse de participer à toute structure où Moscou peut décider de son sort.
Le format 3+3 est le forum alternatif au groupe de Minsk, qui a un agenda différent. Jusqu’à présent, Moscou et la Turquie ont réussi à maintenir le groupe de Minsk inactif.
Après une longue hésitation, l’Arménie a décidé de participer par déférence à Moscou, car jusqu’à présent ce format reste le seul forum où elle peut négocier ses problèmes face à face avec la Turquie.
Après avoir participé à la réunion de Moscou, le vice-ministre arménien des Affaires étrangères Vahé Grigorian a fait une déclaration importante concernant le format 3+3, soulignant que « la plate-forme doit s’abstenir de dupliquer d’autres forums internationaux ». Cette référence ne peut concerner que le Groupe de Minsk de l’OSCE, qui a ou avait, jusqu’à récemment, à son ordre du jour, le futur statut du Karabagh. Cependant, l’Arménie ne peut attendre aucun résultat positif de ce format, car pour la Turquie et l’Azerbaïdjan, le conflit du Karabagh a été réglé par la force et il n’y a rien à discuter.
Pour la Russie, la question du statut du Karabagh doit être reportée indéfiniment, jusqu’à ce que Moscou puisse mettre en œuvre sa propre solution. L’Iran a déjà félicité l’Azerbaïdjan pour avoir reconquis « son propre territoire ».
Incidemment, l’Iran est catégoriquement opposé au corridor de Zangezour, mais pas pour des raisons altruistes. Ce corridor rendra superflus les échanges commerciaux de l’Azerbaïdjan et de la Turquie sur le territoire iranien et cédera un avantage concurrentiel à Ankara dans ses échanges avec l’Asie centrale.
Parmi plusieurs raisons pour lesquelles le Groupe de Minsk n’a pas pu reprendre sa mission figurait la formulation de son ordre du jour. Moscou a supposé que son rôle était de définir le statut du Karabagh et tout progrès significatif par le groupe de Minsk était considéré comme un rôle accru de l’Occident dans le Caucase. Par conséquent, la Russie a toujours essayé de détourner l’attention des autres coprésidents de la question du statut, mettant plutôt l’accent sur les questions humanitaires. Maintenant que les choses ont commencé à bouger, il semble que Moscou ait consenti à participer avec un programme remanié.
Cette décision se reflète dans la déclaration du 7 décembre des trois ministres des Affaires étrangères des pays du groupe de Minsk. En effet, Antony Blinken, Sergey Lavrov et Jean-Yves Le Drian ont déclaré dans leur communiqué « Les pays coprésidents appellent l’Arménie et l’Azerbaïdjan à poursuivre leur engagement sous les auspices des coprésidents pour faire des progrès concrets sur les questions humanitaires – y compris, entre autres, les détenus, le déminage, les personnes disparues, le retour volontaire des personnes déplacées et la protection des sites culturels, et à travailler de manière constructive à résoudre d’autres questions en suspens, telles que la délimitation et la démarcation des frontières et la restauration des liaisons économiques et de transport. Les pays coprésidents notent également avec préoccupation les récents incidents sur la frontière non délimitée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et réaffirment que l’utilisation ou la menace de la force pour résoudre les différends frontaliers est inacceptable. Les pays coprésidents rappellent également à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan leur obligation de se conformer aux exigences du droit international humanitaire et exhortent les parties à lever immédiatement toutes les restrictions imposées aux organisations humanitaires internationales d’accéder aux zones et aux populations touchées par le conflit. »
Comme on le voit, seules les questions humanitaires sont évoquées et pour la première fois, la question du statut est mise de côté. S’agit-il d’une concession à la Russie pour assurer sa participation ou y a-t-il d’autres raisons sous-jacentes ?
Le puzzle politique dans la politique du Caucase est trop compliqué pour trouver une image claire. Outre le jeu de force, chaque partie est concernée par la configuration des réseaux routiers et énergétiques qui émergeront à terme de ces négociations. L’Arménie se bat pour sa vie. Les parties n’ont laissé aucun mot à dire à Erévan sur la question du Karabagh.
Si l’Arménie s’en sort indemne et en un seul morceau, sans perdre sa souveraineté sur Syounik, ce sera un miracle.
Traduction N.P.