Une fois de plus, la conscience humaine saigne lorsque des actions pour mettre fin à un génocide deviennent l’otage de l’opportunisme politique. Le génocide, en particulier à l’époque moderne, est devenu une méthode ou un outil commode pour expulser ou exterminer les peuples autochtones et pour usurper leurs terres, leurs propriétés et leurs richesses, il s’exerce lorsque les conditions politiques sont propices à ce type de crime.
Nous devons nous rappeler que le génocide arménien a eu lieu pendant la Première Guerre mondiale et l’Holocauste juif durant la Seconde Guerre mondiale. Le Cambodge, le Rwanda, les Balkans et le Darfour avaient tous des caractéristiques et des circonstances politiques particulières pour que le massacre se poursuive sans entrave.
Aujourd’hui, l’humanité est confrontée à un autre génocide, cette fois-ci au Myanmar.
Les cœurs d’Hillary Clinton, Susan Rice et Samantha Power saignaient en raison du traitement dictatorial du peuple libyen par le régime de Mouammar Kadhafi, et elles s’efforçaient de le renverser, détruisant le régime le plus égalitaire du Moyen-Orient. Pourtant, aujourd’hui, le Département d’État américain hésite à définir le nettoyage ethnique du peuple Rohingya comme un génocide, permettant à l’armée du Myanmar de poursuivre et de mener à bien son effroyable campagne.
Le 3 septembre, l’ONU a publié un rapport sur ses conclusions concernant les atrocités commises par l’armée du Myanmar contre la minorité Rohingya du pays. Ces atrocités comprennent les exécutions massives de villageois, les viols publics de femmes, l’incendie de villages entiers et l’expulsion des survivants vers le Bangladesh voisin.
Au cours des derniers mois, 720 000 Rohingyas ont été déportés à Cox’s Bazar, au Bangladesh, pour rejoindre les 200 000 membres de leur famille déjà déportés.
Les atrocités décrites dans le rapport de l’ONU ressemblent beaucoup à une page du génocide arménien. Le rapport recommandait que les hauts responsables militaires soient poursuivis pour actes de génocide et autres crimes de guerre. L’ambassadrice américaine aux Nations Unies, Nikki Haley, a souscrit au rapport, ajoutant que le rapport du Département d’État était « cohérent » avec les conclusions de l’ONU. L’ambassadrice s’est abstenue de qualifier les atrocités de génocide, consciente qu’elle toucherait à la définition légale du terme. Plus tard, la porte-parole du département d’État, Heather Nauret, a mis en garde contre l’utilisation du terme génocide : « Pour la personne moyenne ces choses sont, bien sûr, incroyablement horribles. Eh bien, ce sont des désignations juridiques complexes qui ont un sens juridique et un poids devant les tribunaux du monde entier. »
C’est pourquoi le président Recep Tayyip Erdogan succombe à des crises de colère chaque fois qu’un chef d’État définit l’expérience arménienne comme un « génocide », et c’est pourquoi la chancelière allemande Angela Merkel a évité le terme en Arménie, bien que son gouvernement ait adopté une résolution sur le Génocide arménien. En effet, le terme est chargé de conséquences conduisant à la restitution et à la punition.
Le rapport de l’ONU et les conclusions du Département d’État des États-Unis confirment également le terme « préméditation ». La Convention des Nations Unies sur le génocide confère une importance particulière à la poursuite du génocide lorsque la préméditation est présente. Par conséquent, tout historien qui conteste la préméditation du génocide arménien face à une documentation écrasante contribue à la cause des négationnistes.
Tous les auteurs de génocide semblent utiliser le même manuel non seulement pour l’exécution des crimes, mais aussi pour préparer l’atmosphère et les excuses qui justifient la commission de leurs crimes.
La scène des atrocités d’aujourd’hui a été établie il y a longtemps. La discrimination contre les musulmans Rohingyas a été légalisée en 1982 lorsque le gouvernement militaire du Myanmar (alors la Birmanie) a adopté une loi qui identifiait huit groupes ethniques ayant droit à la citoyenneté, à l’exclusion des Rohingyas, traités jusque-là comme des égaux. Puis, en 2012, la persécution des Rohingyas a commencé sérieusement après le viol d’une femme bouddhiste. À cette époque, la violence a forcé 140 000 Rohingyas à s’installer dans des camps de déplacés internes.
Une fois la citoyenneté refusée, il a été facile de les étiqueter comme des réfugiés bengalis installés au Myanmar plutôt que comme des habitants du pays depuis des générations. Et lorsque la persécution a mené à l’autodéfense, la démagogie a émergé et a servi d’excuse à l’idée que l’armée essayait de réprimer une insurrection islamique. Le groupe d’autodéfense créé a pris le nom d’Armée de salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA).
Le gouvernement ottoman a utilisé une politique de relocalisation contre les Arméniens pour réduire la proportion de leur population face aux Turcs ou aux musulmans en général, car ils avaient aligné les Kurdes pour les soutenir. Puis, désespérés, les Arméniens ont dû recourir à des actes de légitime défense permettant aux autorités de les qualifier de terroristes.
Aujourd’hui, les Kurdes constituent près de 25% de la population de Turquie et leur identité ethnique est constamment attaquée. Et comme le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) se bat pour les droits de la personne, ils sont qualifiés de terroristes, l’Europe et les États-Unis ont adopté la même politique contre les droits des Kurdes.
Le même scénario se déroule au Myanmar. Outre un million de réfugiés déportés, environ 392 villages ont été partiellement ou totalement rasés dans le nord de l’État de Rakhine. Au total, 37 700 bâtiments ont été endommagés. Environ 70% des maisons ont été brûlées.
Malgré l’accord conclu avec le Bangladesh, aucune famille Rohingya n’est revenue au Myanmar où le gouvernement militaire refuse de mettre en place des mesures de sécurité.
Le rapport de l’ONU appelle six responsables militaires à faire face à des procès pour génocide au Myanmar. Il condamne également la cheffe du pays, Aung San Suu Kyi, qui n’a pas réussi à mettre un terme aux atrocités. Pendant longtemps, alors qu’elle était assignée à résidence, elle a gagné la sympathie du monde comme icône de la démocratie, au point de recevoir le prix Nobel de la paix. Mais elle a gardé le silence sur l’élimination d’une grande partie de la population du pays et a même soutenu les actions de la junte militaire contre les « terroristes ». Son cas ressemble beaucoup à un autre dirigeant en Asie, Rachmawati Sukarnoputri, fille du président Sukarno, déposé par le général Suharto, auteur du génocide d’un million de Chinois de souche en Indonésie. Une fois présidente, elle s’est jointe à l’armée pour persécuter les minorités ethniques de la région d’Aceh et du Timor oriental.
La junte militaire nie avoir commis un génocide et défie ses détracteurs. Pour poursuivre cette arrogance, le gouvernement a emprisonné cette semaine deux journalistes travaillant pour Reuters, Kyaw Soe Oo et Wa Lone, les accusant de trahison et de vol de secrets militaires. En réalité, ils documentaient les massacres systématiques de Rohingyas par les unités militaires.
Cet incident rappelle exactement les journalistes turcs emprisonnés par Erdogan qui avaient documenté l’armement secret de groupes terroristes en Syrie par la Turquie.
C’est un acte courageux de la part de l’ONU que d’enquêter sur l’affaire des Rohingyas et de lancer un message clair sur la responsabilité des dirigeants militaires. Cependant, la mise en œuvre des recommandations demeure difficile, d’abord parce qu’elle doit être adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU, où la Chine et la Russie, qui exercent un droit de veto, résistent à toute pression sur le gouvernement du Myanmar. Même si le vote est unanime, la mise en œuvre reste discutable, le Myanmar n’étant pas membre de la Cour pénale internationale.
Le génocide dans n’importe quel pays contre n’importe quel groupe ethnique résonne dans le cœur et l’esprit de tous les Arméniens et beaucoup ont élevé la voix et ont essayé d’aider les victimes. Heureusement, cette fois-ci, un débouché significatif a été trouvé pour exprimer les sentiments des Arméniens. En effet, l’Initiative humanitaire Aurora a annoncé que trois organisations internationales – Médecins Sans Frontières (MSF), la Commission Internationale Catholique des Migrations (CICM) et MERCY Malaisie – alloueront un million de dollars au Prix Aurora pour l’Éveil Humanitaire décerné au lauréat 2018 Kyaw Hla Aung, pour aider 375 000 réfugiés Rohingyas.
Le cofondateur du prix Aurora, le Dr Vartan Gregorian, a commenté à cette occasion : « Nous nous souvenons des horreurs et de la violence vécues par les Arméniens, en particulier les femmes et les enfants, pendant le génocide et nous croyons fermement que ce projet humanitaire du lauréat Kyaw Hla Aung aura un impact positif durable pour le peuple Rohingya, au Myanmar et au-delà. »
Cela n’aurait pas pu être mieux dit. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.