Le Karabagh à la merci de géants en guerre

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 22 octobre 2020

Quelque 700 sacs mortuaires revenant du front de bataille du Haut-Karabagh n’ont pas freiné la détermination de la partie arménienne, qui continue de défendre sa terre ancestrale et la dernière frontière de l’histoire arménienne.
Le président Ilham Aliev s’est exclamé avec étonnement sur la manière dont les Arméniens ont amassé la quantité d’armes qu’ils utilisent actuellement. Le stock d’armes peut sembler illimité, mais les jeunes qui les utilisent sont rares.
Le Premier ministre Nikol Pachinian a appelé ceux qui ont achevé leur service militaire obligatoire à se porter volontaires à nouveau et à se diriger vers le front.
Déjà, la mort de ces 700 hommes et femmes, jeunes pour la plupart, signifie que leurs familles ont subi un coup dévastateur, alors que les familles qu’ils auraient pu former ne le seront jamais.
Pendant ce temps, les Azerbaïdjanais refusent de respecter les cessez-le-feu humanitaires pour récupérer leurs propres morts.
Après l’accord de cessez-le-feu du 10 octobre, le ministre des Affaires étrangères de Turquie, Mevlut Çavusoglu, a appelé Moscou pour faire savoir à la Russie que la Turquie commandait la guerre et qu’elle devait donc être consultée. Une fois de plus, après le cessez-le-feu du 18 octobre, la Turquie a lancé un appel de suivi, cette fois au président Aliev, lui ordonnant de rompre l’accord de cessez-le-feu, ce que les dirigeants azerbaïdjanais ont fait.
À toutes fins utiles, la Turquie a colonisé l’Azerbaïdjan et a fixé ses objectifs au-delà de la minuscule bande de terre qu’est le Karabagh.
Le plan de panturquisme du président Recep Tayyip Erdogan n’est ni une fiction, ni le fruit de son imagination; en fait, il s’accorde bien avec les objectifs des grandes puissances, dans une atmosphère d’intensification de la nouvelle guerre froide.
En réalité, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont tous deux les pions d’une guerre géostratégique plus vaste qui se développe simultanément.
Le ministre russe de la Défense, Sergueï Shoigu, aurait appelé son homologue turc, Hulusi Akar, se plaignant de l’implication de la Turquie dans le Caucase et a reçu une sévère réprimande.
Les Turcs sont réputés pour leurs compétences diplomatiques raffinées. D’où vient donc cette arrogance ?
Suite à cet échange, le président Erdogan a annoncé que la Turquie ne reconnaîtrait jamais l’annexion de la Crimée à la Russie. Ensuite, il a ajouté que la Turquie soutiendrait les Tatars turcs de Crimée. Entre les XVIIe et XIXe siècles, la Russie et la Turquie ottomane ont mené près de 10 guerres, au cours desquelles la Crimée a changé de mains. Les Tatars actuels sont la conséquence de ces guerres et ils constituent toujours un groupe radical, encore plus dur que les Ukrainiens, s’opposant à une prise de contrôle de la région par Moscou.
Les deux menaces alarmantes des responsables turcs ont été suivies d’actes terroristes en Tchétchénie, en Ingouchie et au Daghestan, la cour islamique de la Russie.
Dans ce contexte, nous devons nous rappeler qu’il y a quelques mois, l’un des conseillers d’Erdogan avait menacé de faire imploser la Russie depuis les frontières de la Fédération de Russie.

En réponse à ces menaces, la Russie a commencé à organiser des jeux de guerre dans la mer Caspienne.
Pour compléter les paramètres de la configuration en développement des grandes puissances, nous devons mentionner le cas des roquettes azerbaïdjanaises tombant sur le territoire iranien, en plus de son agitation des Azerbaïdjanais iraniens.
Tous ces développements doivent être considérés dans le contexte de la décision de l’administration américaine de retirer ses forces d’Allemagne, d’Afghanistan et d’ailleurs.
Cela peut sembler un signe de désengagement, mais en réalité, ce n’est pas le cas. Le président Trump a clairement indiqué qu’il en avait assez d’être impliqué dans une guerre sans fin. Incidemment, il a avoué que c’était la raison pour laquelle il avait renvoyé John Bolton (« Si je l’écoutais, nous mènerions la Cinquième Guerre mondiale »)
Mais refuser d’envoyer des jeunes Américains en uniforme vers le danger ne signifie pas que les États-Unis abandonnent leurs ambitions politiques mondiales. Au lieu de cela, ces objectifs ont été relégués à des pouvoirs par procuration, comme dans ce cas la Turquie.
L’un des objectifs des planificateurs stratégiques américains est de contenir la Russie. Outre l’intégration des anciens pays du Pacte de Varsovie au sein de la structure de l’OTAN, il est dans l’intérêt de Washington de voir la Turquie défier la Russie dans sa cour, en l’occurrence le Caucase.
Bien que les brimades de la Turquie aient irrité la France et la Grèce, Washington ne permettra pas à cette colère d’atteindre un point de rupture au sein de la famille de l’OTAN.
Il ressort de la manière dont Washington traite la Russie qu’il ne considère plus cette dernière comme une puissance mondiale. Au lieu de cela, il considère la montée en puissance de la Chine comme une réelle menace.
Dans cette optique, les projets de la Turquie d’écraser l’Arménie, de couper Meghri de son territoire et de s’étendre jusqu’en Asie centrale peuvent être considérés comme positifs pour les États-Unis. Cela diminuera davantage la Russie et menacera l’arrière-cour de la Chine, en particulier sa région autonome ouïghoure du Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine, comme une autre façon d’avancer en Asie centrale.
Le secrétaire d’État Mike Pompeo souhaitera peut-être que l’Arménie puisse se défendre pour que les Arméno-Américains se sentent bien durant cette période incertaine, mais cela ne l’empêchera pas de poursuivre les plans internationaux des États-Unis.
Cette semaine, le ministre arménien des Affaires étrangères, Zohrab Mnatsakanian, arrive à Washington pour rencontrer M. Pompeo, qui ne partagera certainement pas avec lui les intentions américaines dans le Caucase.
Mais il faut espérer que le diplomate arménien aura à son ordre du jour l’utilisation par la Turquie d’avions de combat F-16 de l’arsenal de l’OTAN contre l’Arménie et l’accès d’Israël aux systèmes satellitaires américains pour guider les drones et tuer des civils au Karabagh.
La participation d’Israël à cette guerre a été des plus meurtrières. Les drones fournis par Israël à l’Azerbaïdjan ont été très efficaces pour atteindre des cibles civiles et dévaster des villes.
L’opinion des experts est que ces drones ne peuvent pas atteindre leurs cibles avec précision sans guidage par satellite, qui ne pourrait être fourni que par le Pentagone.
De nombreux hommes d’État et universitaires en Israël ont remis en question la moralité des descendants des survivants de l’Holocauste aidant les auteurs du génocide à commettre un deuxième génocide.
Dans ce nouveau jeu de pouvoir, la Turquie tentera d’attirer la Russie dans une confrontation importante. Mais la Turquie n’est pas la Géorgie, où l’armée russe peut entrer et annexer une partie du territoire. Ankara est couverte par le bouclier de l’OTAN. Elle peut s’engager dans n’importe quelle aventure pour ses objectifs égoïstes, mais a l’assurance que toute attaque contre la Turquie sera considérée comme une attaque contre tous les membres de l’OTAN.
Ce paradigme a déjà créé un modèle; ainsi la Turquie a défié la Russie en Syrie et en Libye. Bien que la Russie puisse combattre et vaincre la Turquie, elle ne l’a pas fait pour cette même raison. Au lieu de cela, elle a trouvé un compromis avec Ankara. Au vu de ces deux précédents, il n’est pas difficile d’extrapoler également des intentions de la Turquie dans le Caucase. La Turquie ne permettra pas à la Russie de contrôler à elle seule le Caucase.
Au cours des deux négociations de cessez-le-feu, la Turquie a tenté d’intervenir, une fois en tant que membre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et une autre en tant que partenaire de l’Azerbaïdjan; elle a été repoussé les deux fois.
Par conséquent, elle encouragera la guerre, en particulier lorsque Aliev perdra de sa force. Dans tous les pays où la Turquie a des forces d’occupation, aucune puissance n’a pu défier Ankara. Il est clair qu’aujourd’hui, la nouvelle phase d’agression de la Turquie se situe dans le Caucase.
Téhéran est aussi préoccupé que l’Arménie par la posture agressive de la Turquie. L’Iran est également un objectif sur la liste des cibles américaines, à la demande d’Israël. Ce dernier aimerait voir l’Iran, la Turquie et la Russie plongés dans un bourbier caucasien.
La conduite de la guerre reflète également les intérêts de la Turquie et d’Israël.

Les bombardements récents sont concentrés dans deux zones spécifiques; des cibles à proximité de Meghri, le terrain que la Turquie envisage d’occuper, et la zone la plus proche de la frontière iranienne, ce qui peut devenir pratique si Israël a besoin d’une rampe de lancement en Azerbaïdjan.
L’Iran a une ligne de fracture démographique avec 20 millions d’Azerbaïdjanais de souche rétifs dans le nord du pays. L’une des cibles stratégiques des planificateurs de guerre américains est de faire imploser l’Iran le long de ces lignes de fracture.
Jusqu’à présent, les forces combinées de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, ainsi que les armements israéliens, n’ont pu faire de percée majeure. Cela en dit long sur la capacité de l’armée arménienne à mener une guerre technologique moderne. La Turquie compte sur l’épuisement des ressources humaines en Arménie. Elle pense qu’une guerre d’usure donnerait des résultats.
En plus de mener une guerre existentielle, les Arméniens gardent la porte sud de la Russie dans le Caucase, mais il est évident que la Russie évitera d’affronter la Turquie. Cela évitera de déclencher l’article 5 de l’Alliance de l’OTAN; le tandem Azerbaïdjan-Turquie ne poussera pas non plus l’Arménie au point d’impliquer les obligations du traité de sécurité collective.
Au lieu de cela, ils permettront tous à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan de payer le prix de cette guerre dans le sang.
Après le premier accord de cessez-le-feu, le Ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a proposé un ancien plan qui appelle à une capitulation complète du côté arménien. Ce plan a été discuté à maintes reprises dans le cadre de l’OSCE et s’est avéré être un échec.
Si les États-Unis regardent la Turquie entrainer la Russie dans une confrontation majeure, et que la Russie évite la tentation, le châtiment viendra des Arméniens en termes de concessions territoriales.
Comme nous pouvons le voir, la guerre du Karabagh n’est pas seulement un conflit régional entre des ennemis historiques. C’est une guerre aux implications mondiales.
De manière réaliste, il est évident que les Arméniens n’occuperont pas de territoires supplémentaires car ils se battent défensivement. La victoire signifie s’accrocher aux territoires actuels qu’ils défendent.
S’il y a une lueur d’espoir dans cette sombre histoire, c’est la solidarité des Arméniens du monde entier. Les Arméniens se rassemblent quand il existe un danger existentiel, comme ils l’ont fait lors du tremblement de terre de 1988. Cette solidarité, ce soutien, ces actions politiques sont primordiaux.
Voyons ce qui reste de cette solidarité lorsque la paix sera rétablie en Arménie et au Karabagh. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.