La Turquie a bénéficié de la tourmente pré-soviétique dans le Caucase, avec la signature du Traité de Kars de 1923; elle continue également de bénéficier du réalignement des pouvoirs en cette période post-soviétique. Après l’effondrement de l’empire soviétique, Ankara s’est précipité en Asie centrale, où Enver Pacha avait tenté en vain de créer un empire turc, de raviver le califat et de jouer la carte de la religion. Différentes minorités ethniques, éduquées sous un régime athée, n’ont toutefois pas mordu à l’hameçon bien que la Turquie ait investi des millions de dollars dans la construction de mosquées et de madrasas religieuses.
Depuis lors, la Turquie a trouvé un moyen plus efficace de créer une zone d’influence dans la région, soit une langue commune. « Six États et une nation » est la devise de l’heure.
Certains historiens et experts avaient rejeté les appréhensions selon lesquelles la Turquie pourrait effectivement poursuivre un tel plan. Mais une récente conférence à Bakou, réunissant tous les pays d’Asie centrale, liés sur le plan linguistique, en est la preuve.
Très peu, voire rien, n’a été entendu de la part de la Chine, qui est en désaccord avec la Turquie sur le traitement réservé auparavant à la minorité musulmane ouïgoure de la province du Xinjiang. Il s’avère que la renaissance du rêve turcique affecte non seulement la Chine, mais également l’Arménie.
Fraîchement sorti de son incursion sur le territoire syrien, le Président turc Recep Tayyip Erdogan s’est rendu à Bakou la semaine dernière pour prendre part à la Conférence des nations turciques. Ce qui s’est passé durant les délibérations de cette conférence ne peut être sous-estimé par l’Arménie et les Arméniens de la diaspora; Dans son discours à cette conférence, le président azéri Ilham Aliev a soulevé une question fondamentale, reprochant à l’Arménie d’avoir interrompu l’alignement des territoires contigus des nations turciques en ayant Zanguezour ou Siounik, la province la plus au sud de l’Arménie.
Certains analystes ont pris note de cette évolution dangereuse, tandis que l’Arménie, avec ses institutions politiques et juridiques, est en train de régler ses comptes avec les représentants de l’ancien régime.
Le discours d’Aliev est la suite d’une politique qu’il poursuit délibérément ; cette politique doit être analysée dans le contexte des ambitions territoriales de la Turquie.
Alors que le dirigeant de la nation la plus puissante du monde donne « généreusement » le plateau du Golan à Israël et une autre partie de la Syrie à la Turquie en tant que zone de sécurité, le jeu est devenu trop dangereux pour être ignoré.
Lorsque Bakou et Ankara ont jeté leur dévolu sur les terres d’Asie centrale, les tentatives du président Erdogan de réviser le Traité de Lausanne de 1923 constituent une menace pour la sécurité de ses voisins. Comme nous le savons, Lausanne a démembré le territoire ottoman pour délimiter la république moderne de Turquie. Au fond, les dirigeants turcs n’ont jamais accepté l’accord. Il était une fois l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu qui avait revendiqué pour la Turquie « les territoires perdus » d’Irak et d’ailleurs; Aujourd’hui, M. Erdogan avance la même idée.
En premier lieu, M. Erdogan est très mal à l’aise avec le fait que les îles de la mer Égée situées sur le littoral turc ont été cédées à la Grèce. Celles-ci ont conduit à de nombreuses escarmouches militaires entre les forces aériennes turques et grecques, toutes deux membres de l’OTAN.
Au cours de l’agression de 1974 intitulée « Opération Attila », dirigée par le Premier ministre Bulent Ecevit, la Turquie occupait 38% du territoire de Chypre, propriété ottomane jusqu’en 1878, lorsque le Premier ministre britannique Benjamin Disraeli l’a placée sous son autorité en échange de la défense des eaux du détroit contre les forces russes.
La Turquie a également stationné ses forces sur le territoire irakien, invoquant un certain nombre d’excuses, sans savoir si Ankara acceptera de les déplacer.
Aujourd’hui, une zone de sécurité a été délimitée dans la région sud-est de la Syrie, d’où les Kurdes natifs ont été évincés et où le président Donald Trump a décidé de garder des forces américaines symboliques afin de protéger les puits de pétrole.
Pour soutenir ses ambitions politiques et territoriales, le président Erdogan réclame l’acquisition d’armes nucléaires, afin de devenir une menace importante dans la région.
Le New York Times, dans une dépêche de Washington, a écrit : « Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, veut plus que le contrôle d’une grande partie de la Syrie, le long de la frontière avec son pays. Il dit qu’il veut la bombe. Alors que la Turquie est maintenant en confrontation ouverte avec les alliés de l’OTAN, après avoir misé et gagné le pari d’être capable de mener une incursion militaire en Syrie et de s’en sortir, la menace d’Erdogan prend un nouveau sens. Si les États-Unis ne pouvaient pas empêcher le dirigeant turc de mettre en déroute les alliés kurdes, comment pourrait-il l’empêcher de construire une arme nucléaire ou de suivre l’Iran dans la collecte de la technologie nécessaire ? »
Plus loin dans l’article, on se rend compte que la Turquie dispose techniquement et virtuellement d’un arsenal nucléaire. « Il y a un autre élément à ce mélange atomique ambigu: la présence d’environ 50 armes nucléaires américaines, stockées sur le sol turc. Les États-Unis n’avaient jamais ouvertement reconnu leur existence, jusqu’à mercredi, alors que M. Trump l’a fait. »
Répondant à une question sur le degré de sécurité du contrôle de ces armes, l’auteur a écrit « Mais tout le monde n’est pas aussi confiant, car la base aérienne appartient au gouvernement turc. Si les relations avec la Turquie se détériorent, l’accès américain à cette base n’est pas assuré. »
La Turquie a déjà aménagé une zone de sécurité longue de 444 kilomètres et large de 20 kilomètres en Syrie. Le plan initial était de 500 km et 30 km de profondeur. Si l’histoire est garante de l’avenir, aucune puissance ne pourra déloger la Turquie de la région.
La Turquie occupe déjà une province entière, anciennement Alexandrette, cédée à la Turquie par le régime colonial français en 1939 et renommée Hatay.
Si la Turquie a intimidé la Syrie, l’Irak, la Grèce et Chypre, leur arrachant des territoires, l’Arménie n’est certainement pas à la hauteur. L’analyste Karen Kareyan a écrit sur Tert.am: « Aujourd’hui, l’opinion qui prévaut est qu’il est important que nos frontières avec la Turquie soient protégées par les forces russes et par la base russe sur notre territoire. Cela est justifié et sert les intérêts de l’Arménie. La Turquie a ignoré les condamnations et l’opinion publique mondiale lorsqu’elle a commis des agressions militaires contre ses voisins. Quelles garanties avons-nous que la même chose ne pourrait pas arriver à l’Arménie, alors que la Turquie a exprimé sa volonté de coopérer avec l’Azerbaïdjan et de libérer l’Artzakh ? »
Ensuite, il écrit à propos de la conversion politique du Premier ministre Nikol Pachinian, en déclarant: « Nous n’avons pas oublié le fait que Pachinian se vante de ne pas s’incliner devant Moscou. Mais heureusement, il s’est rendu à Moscou et est devenu plus catholique que le pape. »
En effet, même si Moscou ne défend pas un jour l’Arménie, sa base militaire de Goumri continue de dissuader toute agression turque.
Le Kremlin a construit sa base militaire par intérêt personnel et non par amitié historique ou charité russo-arménienne. La Russie projette son pouvoir de cette base dans la région et bien au-delà, au Moyen-Orient.
Le président Aliev avait évoqué le cas de Zanguezour dans le discours prononcé par les nations turcophones à Bakou, se plaignant de ce que « Zanguezour a morcelé le monde turc ».
Commentant le discours d’Aliev sur la région, Hagop Patalian, analyste politique, a déclaré: « Ce n’est pas la première fois qu’Aliev exprime ses ambitions pour Zanguezour. Même s’ils ont gardé le silence, l’Arménie et les Arméniens doivent s’inquiéter du fait que Zanguezour et l’Arménie resteront une cible pour le tandem turco-azerbaïdjanais. »
Aliev avait déjà soulevé la question de Zanguezour avant cette conférence; à Ashgabat, au Turkménistan, pour une récente conférence des anciennes républiques soviétiques. Lors de cette réunion, Aliev a reproché au gouvernement arménien d’avoir honoré Garéguine Njdeh en érigeant son monument à Erévan. Il a qualifié Njdeh de « collaborateur nazi », mais en fait, Njdeh est historiquement connu pour être le défenseur de Zanguezour.
En effet, lors de l’attaque des forces combinées des bolcheviks et des Turcs, en 1920, lorsque le gouvernement légitime a perdu le contrôle de son territoire, il s’agissait de Garéguine Njdeh, avec son bataillon de fédayins qui ont défendu Zanguezour, l’intégrant finalement à l’Arménie. Njdeh demeure le libérateur de Zanguezour dans l’histoire arménienne.
La collaboration de Njdeh avec les nazis est également véridique et corroborée par Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères. Chaque fois que les relations arméno-russes se détériorent, indépendamment du blâme d’Aliev, Mme Zakharova demande le déplacement du monument de Njdeh devant l’église arménienne d’Armavir en Russie.
L’Arménie est entourée de nations hostiles et il n’est pas dans l’intérêt du gouvernement de céder au zèle partisan ni d’autoriser le monument controversé de Njdeh de créer des problèmes politiques avec les voisins.
Malheureusement, Njdeh et le général Dro, héros de la bataille de Kara Kelisa en mai 1918, ont tous deux collaboré avec les nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale et nous ne pouvons ni le justifier ni l’expliquer.
Le maréchal français Philippe Pétain, vainqueur de la bataille de Verdun en 1916, n’était pas moins un héros que Njdeh ou Dro. Mais il a gâché sa réputation lorsque les Allemands ont occupé la France durant la Seconde Guerre mondiale et l’ont placé à la tête du gouvernement de Vichy. Après la guerre, il a été condamné à mort pour traître.
L’histoire devrait être le juge de Pétain, Njdeh et Dro, pas l’opportunisme politique.
Quand Aliev a accusé l’Arménie à Ashgabat d’avoir honoré un collaborateur nazi, le Premier ministre Pachinian a répondu vaillamment à la réprimande. Il a affirmé que Njdeh combattait les Turcs et que les Arméniens se sont battus héroïquement pendant la guerre et ont sacrifié 300 000 jeunes hommes et femmes.
Cependant, la vraie réponse aurait dû être que les Allemands ont formé des « bataillons nationaux » recrutant les prisonniers de guerre soviétiques capturés. Ils ont formé des bataillons russes, azéris, biélorusses et autres, leur donnant la responsabilité de « libérer » leurs pays respectifs de la domination soviétique.
Ainsi, techniquement, tous les prisonniers de guerre sont devenus des collaborateurs nazis.
Zanguezour est un territoire stratégique important pour l’Arménie et l’Azerbaïdjan. C’est la raison pour laquelle tous les Arméniens étaient en colère lorsque Robert Kotcharian a failli céder, au sommet de Key West, la région de Meghri, à l’extrémité sud de Zanguezour, à Haydar Aliev, père du président azéri actuel, en échange de l’Artzakh.
La puissance de la Turquie prend chaque jour plus d’élan et l’Azerbaïdjan tire son intransigeance de la position agressive de la Turquie.
L’Alliance des nations turciques ne menace pas seulement l’Arménie, mais également la Russie et la Chine, et c’est là que convergent tous les intérêts nationaux.
Traduction N.P.