Les prisonniers de guerre arméniens, otages d’un jeu de pouvoir entre la Russie et la Turquie

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 15 avril 2021

Le vol arrivant de Bakou à Erévan le 8 avril aurait dû être porteur d’espoir pour les familles des prisonniers de guerre arméniens toujours détenus en Azerbaïdjan. Mais ces familles ont dû faire face à une énorme déception car aucun prisonnier n’a débarqué de l’avion. En effet, la seule personne à bord du vol était le lieutenant général Ruslan Muradov, commandant des forces russes de maintien de la paix au Karabagh et en Azerbaïdjan.

Des familles exaspérées ont exprimé leur colère en manifestant devant le ministère de la Défense, ainsi que sur la route reliant Erévan à Goumri, la majorité des détenus étant originaires de Goumri et du reste de la région de Chirak.

Pourquoi ce drame déchirant a-t-il eu lieu? Le 7 avril, le Premier ministre Nikol Pachinian a rendu une visite très attendue au président russe Vladimir Poutine. Les pourparlers ont duré plus de quatre heures, mais la question la plus urgente était le sort des prisonniers arméniens toujours détenus en Azerbaïdjan afin d’infliger un traumatisme optimal aux familles de ces derniers à la suite de la guerre de 44 jours au Karabagh.

L’espoir dégagé de la réunion Pachinian-Poutine voulait que le président russe mettrait tout son poids pour résoudre le problème des prisonniers. La nouvelle de la conversation téléphonique de Poutine avec le président azerbaïdjanais Ilham Aliev offrait encore plus d’espoir. Pour compléter le cercle des attentes, le général Ruslan Muradov s’est envolé pour Bakou avec la mission évidente de ramener les prisonniers à Erévan.

Bien que la nouvelle de la libération imminente des captifs vienne de Moscou, les responsables d’Erévan l’ont également confirmée, augmentant les attentes. Mais une information qui n’a pas été couverte dans les médias concernait la visite d’Abdullah Bozkurt, président du Parlement turc, à Bakou, pour des entretiens avec le président Aliev. Cette visite aurait conduit à l’annulation des plans de libération de ces prisonniers.

Le vice-premier ministre Tigran Avinian, à son retour à Erévan, a dit aux familles frustrées que l’arrivée des prisonniers avait été retardée tandis que le général Muradov réprimandait le gouvernement arménien pour avoir nourri de faux espoirs, suggérant que sa visite à Bakou n’était pas liée à la question des prisonniers de guerre. C’était certainement une annonce salvatrice pour la partie russe, qui clamait que le président Poutine avait déployé d’énormes efforts pour résoudre le problème des prisonniers de guerre.

Des informations émanant de Bakou ont indiqué que le Président Aliev était en colère parce que les autorités du Karabagh n’avaient pas remis aux autorités azerbaïdjanaises les cartes des champs de mines, ce qui aurait entrainé de nombreux Azerbaïdjanais à être victimes d’explosion.

La colère d’Aliev était de plus alimentée par le fait que le plan de construction de son couloir convoité à travers la région de Siounik en Arménie, reliant Bakou au Nakhitchevan, rencontre quelques problèmes.

Les analystes estiment que ces problèmes ne peuvent pas être des causes suffisantes à la réticence de l’Azerbaïdjan, car il est manipulé dans les coulisses par Ankara, dans l’espoir d’obtenir de nouvelles concessions du côté arménien.

Nous devons nous rappeler que le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, avait déclaré récemment qu’Ankara pouvait lever le blocus à condition que l’Arménie « se conduise bien ». Les politiciens ont exploré de nombreuses conditions qui peuvent définir ce comportement. La demande de la Turquie, en particulier en cette période critique, signifie que le gouvernement arménien doive renoncer à rechercher la reconnaissance du génocide arménien.

Le directeur de l’Institut du Caucase à Erévan, Alexander Iskandarian, estime que la question des prisonniers ne sera pas résolue de sitôt et qu’Aliev ne rendra pas les prisonniers, même à la demande du président Poutine.

Le bureau de représentation de l’Arménie à la Cour européenne des droits de l’homme a demandé à la Cour d’intervenir dans 240 cas de prisonniers toujours détenus en Azerbaïdjan. Parmi ceux-ci, 90% ont déjà été considérés par des documents, des photos et des vidéos. Le président Aliev, pour sa part, a admis que plus de 70 prisonniers ont été renvoyés en Arménie et que 60 seulement sont toujours détenus, car ils ont été capturés après la signature de l’accord tripartite du 9 novembre.

D’autre part, le ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères, Jeyhun Bayramov, a annoncé que les prisonniers restants sont considérés comme des terroristes et seront jugés en vertu de la loi azerbaïdjanaise. Pour dissimuler l’embarras de la partie russe, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a accepté cette affirmation comme argent comptant et, lors d’une récente conférence de presse, a soutenu cette excuse selon laquelle « les autorités azerbaïdjanaises les considèrent comme des terroristes ».

Le président Poutine avait personnellement rédigé et signé la déclaration du 9 novembre qui appelle à l’échange de prisonniers de guerre « tous contre tous », comme l’indique le point 8.

La partie arménienne, convaincue que cela réduira l’agonie des familles touchées, s’est empressée de renvoyer 69 détenus, remplissant ainsi sa part du marché. Parmi les personnes renvoyées en Azerbaïdjan, figuraient deux criminels condamnés, Dilgam Askarov et Shahbaz Guliyev, détenus par les autorités du Karabagh avant la guerre.

La partie arménienne a commis une très grave bévue en rendant comme prisonniers de guerre deux djihadistes de Syrie. En premier lieu, ils auraient dû être remis aux autorités syriennes pour faire face à des accusations pour les crimes qu’ils avaient commis. De plus, ils ont dû être remis en liberté par un tribunal international comme preuve vivante que les Turcs avaient utilisé ces terroristes durant la guerre. Jusqu’à présent, les autorités turques et azerbaïdjanaises nient l’implication des djihadistes syriens dans la guerre du Karabagh. Il n’est que trop évident que ces djihadistes sont devenus des éléments permanents de toute aventure militaire que la Turquie concocte, hier en Syrie et en Libye et aujourd’hui au Karabagh, au Yémen et en Ukraine.

Maintenant, la Turquie embarrasse encore plus le président Poutine, car elle a officiellement joint ses forces militaires à celles de l’Ukraine pour chasser la Russie de la région de la mer Noire et de la Crimée. Cette récente initiative est tout à fait en phase avec la nouvelle politique étrangère de l’administration Biden consistant à tenir tête à la Russie et à pousser l’Ukraine dans un conflit avec la Russie.

D’un autre côté, l’intransigeance azerbaïdjanaise doit être considérée dans le contexte de la belligérance turque contre la Russie et l’Arménie, avec les pertes arméniennes, maintenant que la guerre du Karabagh est terminée. (Mais la Turquie présente à l’Occident une victoire contre la Russie.)

Début avril, les forces combinées de la Turquie et de l’Azerbaïdjan ont organisé des jeux de guerre aux frontières de l’Arménie. Ce sont les quatrièmes exercices de ce type depuis le début de cette année. Quel pays est la cible de ces jeux de guerre? Il s’agit d’une tactique de pression continue sur l’Arménie afin de lui extorquer de nouvelles concessions. La question des prisonniers et la politique guerrière de la Turquie devraient également influencer les prochaines élections législatives de juin en Arménie. Nous devons nous rappeler que le président Erdogan se rendra à Chouchi en mai, dans le cadre de sa politique globale d’intimidation et de pression sur l’Arménie.

Le président Aliev estime être le vainqueur de la guerre du Karabagh et avoir « chassé les Arméniens comme des chiens du sol azerbaïdjanais; maintenant il paie le prix de « sa » victoire. Alors que les familles des victimes de la guerre du Karabagh en Azerbaïdjan manifestent, d’autres groupes demandent aux troupes russes de quitter le territoire azerbaïdjanais.

De plus, la russification du Karabagh lui-même s’intensifie. La langue russe y est devenue une langue officielle. La perspective d’offrir la citoyenneté russe aux résidents du Karabagh progresse rapidement, comme cela s’est fait en Ossétie du Sud et en Abkhazie. Des voix politiques s’élèvent à Moscou pour ramener le Karabagh sous protectorat russe, comme à l’époque d’Arkady Volsky. Et bientôt, l’étreinte d’ours de M. Erdogan deviendra trop proche pour être réconfortante.

Il s’avère que la perte du Karabagh a affecté à la fois l’Arménie et l’Azerbaïdjan, avec des familles en deuil des deux côtés de la frontière et M. Erdogan souriant calcule sa prochaine étape dans ses plans pantouraniques. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.