Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 23 décembre 2021
Alors qu’un nouvel ordre politique prend forme dans le Caucase, l’Arménie sera confrontée à de nouveaux risques et de nouveaux événements. La question est de savoir comment Erévan fera face à ces nouvelles réalités après avoir subi l’impact d’une guerre désastreuse.
L’Arménie aurait été mieux équipée pour faire face à une telle situation avant la guerre. En outre, il existe de sérieuses inquiétudes concernant la capacité des dirigeants actuels inexpérimentés à naviguer avec succès dans ces eaux turbulentes et à en sortir gagnant.
L’un des développements est le revirement apparent de la Turquie et son nouveau désir de faire la paix avec l’Arménie.
Il y a près d’un an, le président turc Recep Tayyip Erdogan a affirmé, lors d’un défilé de la victoire à Bakou, qu’il était arrivé là-bas pour atteindre « les objectifs de ses ancêtres », évoquant la mémoire d’Enver Pacha, l’un des trois architectes du génocide arménien.
Par conséquent, un homme d’État qui admet publiquement que son objectif politique est de poursuivre les intentions génocidaires de la Turquie impériale doit avoir d’autres raisons et motivations pour lancer une initiative de paix avec ces mêmes personnes, qui ne peuvent être qu’un retrait tactique et temporaire de ses objectifs principaux. Même si l’intention de la Turquie n’est pas de commettre un nouveau génocide, ni de poursuivre le premier, ses ambitions politiques de construire un empire pantouranique nécessitent cette détente.
Rouben Safrastian, turcologue à l’Académie arménienne des sciences, a déclaré : « L’Arménie continue d’être un mur séparant la Turquie du ‘Grand Touran’. La Turquie signe des accords militaro-techniques séparés avec tous les États turcophones, fournissant à ces pays un approvisionnement en armes fabriquées en Turquie. C’est le chemin, la politique, [et] l’idéologie de Recep Tayyip Erdogan et de son armée, vers la formation de ‘Grand Touran’, que la Turquie démontre maintenant assez ouvertement. »
Il poursuit en mentionnant que l’idée avait déjà été promue par Mustafa Kemal, qui avait plaidé pour la destruction de l’Arménie en supprimant « ce mur ».
La mise en garde de Safrastian correspond parfaitement à ce que The Economist a défini comme le rôle et l’objectif de la Turquie dans la récente guerre, déclarant : « Bien qu’elle ne soit pas mentionnée dans l’accord trilatéral [du 9 novembre 2020], signé entre les deux belligérants et la Russie, la Turquie en est la grande bénéficiaire. Il s’agit d’avoir accès à un couloir de transport à travers le territoire arménien… reliant la Turquie à l’Asie centrale et à la ceinture et la route chinoise.
Ainsi, lorsque le leader azerbaïdjanais Ilham Aliev insiste sur le « couloir » à travers le territoire souverain de l’Arménie, il cherche à joindre Bakou au Nakhitchevan, alors que les intentions de M. Erdogan vont bien au-delà.
Tels sont les paramètres à l’intérieur desquels les transformations régionales s’opèrent.
D’une position d’intransigeance, le tandem Turquie-Azerbaïdjan est revenu vers une attitude conciliante, prétendant vouloir conclure un accord de paix avec l’Arménie. Un facteur mineur dans ce changement d’avis est qu’après la guerre, les Turcs peuvent extraire des concessions maximales de l’Arménie, mais la composante principale est l’économie chancelante de la Turquie, qui a contribué à renforcer sa puissance militaire et alimenté ses ambitions impériales. Écrivant dans la publication du Gatestone Institute, le commentateur turc Burak Bekdil déclare : « Erdogan est sur le point de devenir rapidement la victime de ses propres erreurs de calcul : une économie dramatiquement mal gérée et des défis géostratégiques qui vont au-delà de la puissance politique et militaire de la Turquie. »
En effet, le règne d’Erdogan a auparavant apporté la prospérité à la Turquie. En 2002, le PIB par habitant de la Turquie s’élevait à 3 688 $ et en 10 ans il est passé à 11 796 $. Aujourd’hui, il est retombé à 7 500 $, ce qui a entrainé 50% de la population au dessous du seuil de pauvreté.
Ces changements dramatiques ont provoqué des troubles politiques internes et sapé les ambitions expansionnistes de la Turquie.
Par conséquent, il n’est pas surprenant que le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Çavusoglu, ait annoncé récemment que la Turquie et l’Arménie ont décidé d’entamer des négociations pour rétablir la paix dans le Caucase. Cependant, l’Arménie n’est pas le seul pays dans la mire d’Ankara ; cette initiative doit être considérée dans le contexte de la transformation de la politique étrangère de la Turquie. La Turquie peut inverser ce processus à chaque fois qu’elle se remet de son ralentissement économique et rassemble suffisamment de ressources pour reprendre la poursuite du rêve d’Erdogan.
Il s’avère que le changement de politique de la Turquie, bien que pour des raisons tactiques, a été imposé par les États-Unis. En effet, sur la base de rapports de responsables turcs, Bloomberg informe que « l’ouverture surprise de la Turquie est conforme à la demande du président Joe Biden, qui aurait exhorté Erdogan, lors de la réunion des deux dirigeants à Rome en octobre, à ouvrir la frontière du pays avec l’Arménie enclavée. »
Le rapport affirme également qu’« Erdogan pourrait tirer d’importants bénéfices de toute mesure de politique étrangère qui contribuerait à stabiliser l’économie, car la montée en flèche de l’inflation menace sa popularité avant les élections prévues en 2023 ».
Il s’agit, à toutes fins utiles, d’un plan de sauvetage économique pour la Turquie afin d’arrêter la chute libre de la livre et l’inflation de 43% du pays.
La Turquie a des relations tendues avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis depuis qu’Erdogan s’est sacré sultan du monde sunnite. Ces relations ont été exacerbées par le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à Ankara. Ces jours-ci, le ministre des Affaires étrangères Çavusoglu est aux Émirats arabes unis pour rétablir les relations. Auparavant, un représentant des Émirats arabes unis s’était rendu en Turquie avec un plan d’investissement de 10 milliards de dollars et, en février, le président Erdogan devrait se rendre aux Émirats pour solliciter davantage d’aide.
La Turquie a entamé des négociations avec un autre adversaire, l’Égypte, aliéné parce que la Turquie a soutenu les Frères musulmans, considérés comme des terroristes en Égypte. Ankara et Le Caire ont presque eu recours à un conflit armé en Libye, où les deux pays maintiennent des intérêts et soutiennent des camps opposés. Incidemment, les Arméniens ont profité de l’impasse entre la Turquie et l’Égypte, puisque cette dernière a ouvert ses archives sur les atrocités ottomanes et même la question de la reconnaissance du génocide arménien a été présentée au parlement égyptien.
La Turquie a du mal à se réconcilier avec Israël, même si dans le passé, la Turquie a été le seul pays musulman à avoir des relations diplomatiques ce dernier, lui permettant de sortir de l’isolement régional. Mais lorsqu’Erdogan a commencé à défendre le cas palestinien, mis en évidence par l’incident du Mavi Marmara en 2016, et a accueilli les dirigeants du Hamas de la bande de Gaza, les tensions ont augmentées et n’ont pas diminué depuis.
L’Arménie est, comme on le voit, en bonne compagnie avec tous ces voisins régionaux en conflit avec la Turquie.
Les mesures conciliantes du président Aliev sont également fonction de la situation politique et économique de la Turquie. Il y a quelques mois à peine, Bakou a failli entrer en guerre avec l’Iran, enivré par sa victoire contre l’Arménie et enhardi par le soutien militaire de la Turquie, mais Erdogan a resserré la vis d’Aliev, prévenant qu’un tel soutien n’était plus disponible. C’est pourquoi Aliev a consciencieusement assisté aux réunions trilatérales à Sotchi le 26 novembre et à Bruxelles le 14 décembre, abordant la question du corridor lors de la réunion, mais cependant sans aucun changement dans sa rhétorique publique.
Ces réunions et négociations ont abouti à un accord pour l’ouverture d’une ligne de chemin de fer entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, salué à son tour par le secrétaire d’État américain Antony Blinken et la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères Maria Zakharova.
De retour à Erévan, le Premier ministre Nikol Pachinian a annoncé le début prudent d’une ère de paix dans le Caucase.
La Turquie et l’Arménie ont nommé leurs représentants respectifs pour entamer des négociations afin de débloquer toutes les routes et lignes de communication dans la région. M. Çavusoglu a même publiquement entretenu l’espoir d’entamer des relations diplomatiques. A cet effet, Ankara a nommé le diplomate Serdar Kilic comme son représentant tandis que l’Arménie a fait son choix en la personne de Ruben Rubinian, député du parti au pouvoir Im Kayle (Mon pas). Le représentant de la Turquie, Kilic, est un diplomate chevronné avec quatre décennies d’expérience à son actif. Au cours de son mandat à Washington en tant qu’ambassadeur, il a mené une campagne de négationnisme au sein de la législature américaine.
L’opposition arménienne a critiqué la nomination de Rubinian, 31 ans, comme celle d’un envoyé inexpérimenté et a particulièrement souligné la politique de Pachinian consistant à éviter les diplomates chevronnés. Ils reprochent à l’administration d’avoir nommé une ambassadrice aux États-Unis parce qu’elle maîtrise la langue anglaise et maintenant celle-ci parce qu’il parle le turc, sans égard aux compétences diplomatiques nécessaires pour le poste.
L’Arménie se joint à la table des négociations de la mauvaise manière en proclamant qu’elle est prête à négocier sans aucune condition préalable. Au lieu de cela, elle devrait débuter les négociations avec au moins certaines conditions, bien que toutes ne soient pas réalistes. L’une de ces conditions doit être la reconnaissance du génocide. M. Erdogan a exprimé ses condoléances le 24 avril au Patriarche d’Istanbul au cours des deux dernières années. Il peut modifier sa position en adoptant une formule plus acceptable.
L’Arménie doit insister sur l’abrogation du traité de Kars de 1921 qui a fixé les frontières actuelles entre les deux pays. L’Arménie doit également demander la restitution, sous certaines conditions, des biens confisqués aux Arméniens d’Istanbul ainsi qu’au Patriarcat de Jérusalem et au Catholicossat de Cilicie à Sis (actuellement Antelias). Même si l’Arménie ne peut pas respecter ses conditions, ces demandes deviendront un dossier public dans la presse mondiale.
Bien que M. Erdogan ait exprimé, à travers des remarques voilées, que la Turquie posera des conditions, elle a conseillé à l’Arménie « de se comporter et de tirer les leçons de la récente guerre » pour répondre aux conditions de négociations. La question du génocide devrait être abordée ainsi que le traité de Kars. La référence constante qu’Ankara consultera l’Azerbaïdjan lors des négociations signifie que M. Aliev poussera pour le corridor du Zangezour et pour un traité de paix avec l’Arménie, forçant cette dernière à abdiquer ses revendications sur le Karabagh.
La partie arménienne doit garder à l’esprit que la Turquie est là avec un handicap ; il doit livrer s’il veut être dans les bonnes grâces de M. Biden et sauver son économie. Ankara a autant d’intérêt dans le succès ou l’échec des négociations que l’Arménie.
L’ouverture de la frontière aidera l’économie arménienne, mais si les tarifs et la restructuration économique ne sont pas en place, le commerce turc pourrait submerger l’économie arménienne. Il existe déjà un déséquilibre des échanges entre les deux pays et cela risque de devenir plus alarmant.
La partie arménienne doit s’asseoir à la table avec la conviction que M. Erdogan ne rend pas service à l’Arménie en négociant. Il a avant tout des motifs égoïstes.
La route est un champ de mines et nous espérons qu’une paix durable pourra émerger des négociations à venir. Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.