Ne vous y trompez pas: l’Arménie est confrontée à une réelle menace existentielle. La guerre de 44 jours n’est pas encore terminée. Au mieux, un cessez-le-feu ténu est en place, tel que défini par la déclaration tripartite du 8 novembre.
Les présidents Recep Tayyip Erdogan de Turquie et Ilham Aliev d’Azerbaïdjan n’ont jamais mâché leurs mots. Le premier a invoqué le plan inachevé d’Enver Pacha pour le Caucase lors du défilé de la victoire à Bakou le 10 décembre 2020, et le second a exprimé son intention de forcer l’Arménie à construire un corridor terrestre à travers la « terre historique azerbaïdjanais du Zangezour. »
Toutes les opérations militaires en cours et la crise qui s’ensuit sont le prélude à la réalisation de ces objectifs.
En explorant le passé et le plan de ces aventures militaires, nous découvrons qu’elles ont lieu en conjonction avec d’autres crises mondiales, dans la même région ou quelque part dans le monde. En effet, alors que l’attention politique se concentre sur la flambée entre le Hamas et les forces israéliennes à Gaza et les prochaines élections présidentielles tumultueuses dans l’Iran voisin, le moment semble le plus opportun pour le tandem Turquie-Azerbaïdjan de faire un geste malicieux, sous l’œil bienveillant de Moscou.
Le Président Aliev, qui a hérité de l’Azerbaïdjan de son défunt père, Ilham Aliev, était un novice en politique étrangère et les affaires de l’État au début de son règne, mais peu à peu, le gouvernement azerbaïdjanais s’est éveillé et a commencé à effectuer d’adroits mouvements diplomatiques dans la région ainsi que sur la scène internationale. Cette évolution est la conséquence directe de la mainmise de la Turquie sur l’Azerbaïdjan.
La tension actuelle créée aux frontières de l’Arménie par l’incursion de 250 soldats azerbaïdjanais à 3,5 kilomètres à l’intérieur du territoire souverain de l’Arménie est un risque calculé, très probablement conçu par l’administration Erdogan et mis en œuvre par le gouvernement Aliev. En exploitant la configuration de la force militaire et politique dans la région, le tandem Ankara-Bakou a trouvé que l’allié stratégique de l’Arménie, la Russie, est dans une impasse avec les forces turques dans le Caucase et n’est pas en mesure de respecter ses obligations conventionnelles envers l’Arménie. C’est pourquoi la Russie a donné l’occasion à Bakou de faire sa démarche historique et occuper une partie de la région de Syounik en Arménie.
Syounik est non seulement importante pour l’Arménie car c’est une province riche en minéraux, mais c’est également un lieu stratégique qui a créé un goulot d’étranglement pour la Turquie dans son intention d’aboutir à ses plans de panturquisme. Ce territoire est également important pour l’Iran pour de multiples raisons. C’est pourquoi le député iranien Mojtaba Zonnour, chef de la Commission de la sécurité nationale et politique étrangère du Parlement iranien, a déclaré: « Les frontières du passé doivent être complètement protégées et la frontière commune de la République islamique d’Iran avec l’Arménie doit être conservée. Nous n’acceptons pas de changements dans les frontières de la région. »
Le gouvernement iranien craint que toute occupation du territoire arménien puisse déclencher un effet domino qui pourrait également compromettre l’intégrité territoriale iranienne, une menace potentielle qui figure dans les plans futurs de l’Azerbaïdjan, encouragé par la Turquie, Israël et l’Occident.
Et l’intérêt pour la région va encore plus loin. La Chine est intéressée à distance dans la région de Syounik, qui se présente comme un obstacle pour une Turquie désireuse d’étendre son pouvoir en Asie centrale.
L’Azerbaïdjan a mis en place ses forces dans la région de Sev Lich, située au point le plus étroit de l’enclave du Nakhitchevan, où le président Aliev prévoit de tracer son couloir convoité afin de l’intégrer finalement à la partie continentale de l’Azerbaïdjan.
Des négociations ont lieu entre les forces arméniennes et l’Azerbaïdjan, avec la participation du général Aslan Muradov, commandant des forces de maintien de la paix russes au Karabagh.
L’Azerbaïdjan fonde ses revendications territoriales sur des cartes fictives, dessinées par lui-même et les prétend exactes, tandis que l’Arménie et la Russie se basent dur des cartes qui situe Sev Lich au sein de l’Arménie.
Depuis le 12 mai l’Azerbaïdjan a accepté de retirer ses forces de sa position d’origine. Il n’a cependant pas encore donné suite à cet accord.
Ilham Aliev a utilisé le légendaire adage du président Teddy Roosevelt: parler doucement et porter un gros bâton. En effet, son ministre des Affaires étrangères, Jeyhun Bayramov, a accusé l’Arménie d’internationaliser un problème local et a ajouté que Bakou essayait de calmer la situation alors que simultanément, l’Azerbaïdjan a commencé ses jeux de guerre aux frontières de l’Arménie avec la participation de 15 000 soldats et des armes lourdes.
Ce sont les cinquièmes jeux de guerre depuis janvier de l’année en cours. A quel jeu et quelle est la cible de l’Azerbaïdjan ?
Il est surprenant que si la plupart des grandes puissances mondiales ont condamné ou exprimé leur inquiétude face aux actions de provocation de l’Azerbaïdjan, la Russie est demeurée silencieuse.
Ajoutant l’insulte à la blessure, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a dit à Bayramov qu’« Erévan fait trop d’histoires pour un problème frontalier que nous essayons de résoudre avec nos partenaires régionaux. »
La France a été la plus directe à condamner l’Azerbaïdjan et a demandé à Bakou de retirer ses forces. Le président Emmanuel Macron a lui-même appelé le Premier ministre Nikol Pachinian pour exprimer sa solidarité envers l’Arménie. En outre, il a proposé de soulever la question au Conseil de sécurité des Nations Unies et a offert de l’assistance militaire à l’Arménie, sous le mandat de l’ONU.
De même, le Canada a condamné l’incursion azerbaïdjanaise.
Le porte-parole du département d’État américain, Jalina Porter, a publié la déclaration suivante sur le site Web du ministère : « Les mouvements militaires dans les territoires contestés sont irresponsables et sont également inutilement provocateurs. Et bien sûr, nous avons vu les rapports faisant état d’un retrait et nous serions heureux que cela soit confirmé, mais nous espérons que l’Azerbaïdjan retirera immédiatement toutes ses forces et cessera toute nouvelle provocation. »
Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de Biden, s’entretenant avec Pachinian au téléphone, a exprimé son inquiétude.
Le président Aliev affirme avoir résolu le problème du Karabagh par la force et ne plus avoir de problème de statut. En menaçant le territoire même de l’Arménie, il s’assure en outre que les Arméniens se soucient de leur propre existence avant de se préoccuper du Karabagh.
Il vérifie également la détermination de la Russie à respecter ses obligations envers son allié stratégique. En attendant, il teste actuellement l’efficacité du Traité de sécurité collective centrée sur la Russie (OTSC), censé être le parapluie de défense de l’Arménie. Ce traité a déjà été tourné en dérision lorsque l’Azerbaïdjan, non-membre, a vaincu l’Arménie, membre de ce traité de défense, et plusieurs de ses membres se sont ironiquement précipités pour féliciter l’Azerbaïdjan pour sa victoire face à l’Arménie.
La Russie s’inquiète à juste titre de l’internationalisation du conflit actuel. Nous devons nous souvenir du général Sergueï Shoigu, ministre russe de la Défense, se vantant de l’opération conjointe Russie-Turquie dans le Caucase. Il a dit que la Russie et la Turquie ont été en mesure de créer avec succès un plan politique et militaire dans la région, semblable à celui en Syrie. Le fait accompli dans la région est dans l’intérêt des deux parties. L’intérêt de l’Arménie, son existence même, est le moindre de leurs soucis. Toute intervention ou projection de la puissance dans le Caucase est une menace potentielle pour la réussite de ce plan. Voilà pourquoi la Russie s’est traîné les pieds pour porter la question du Karabagh au forum de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) dont les deux autres coprésidents, les États-Unis et la France, sont contre l’état actuel.
Le président russe Vladimir Poutine a été catégorique en indiquant que la question du statut du Karabagh doit être déterminé à un moment indéfini à l’avenir. Cependant, tant la France que les États-Unis considèrent la question du statut comme un ordre du jour résiduel à résoudre après la restauration de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan.
La situation n’est pas de bon augure pour l’Arménie. Le Premier ministre Nikol Pachinian est redevable envers le Kremlin; il n’est autorisé qu’à faire de petits pas, toujours à la recherche d’un signe d’approbation de Poutine.
L’armée arménienne a encerclé le contingent azerbaïdjanais. Réaction impulsive de quelqu’un qui utiliserait la force pour expulser les intrus. Mais l’Arménie est délibérément engagée dans des négociations sans fin, dans l’attente d’un résultat favorable.
De nombreux citoyens et analystes remettent en question la présence de la 102e base russe à Goumri si elle ne défend pas le territoire arménien contre ses agresseurs. Il leur est apparu que la base n’était pas là pour défendre l’Arménie, mais plutôt pour servir l’intérêt plus large de la Russie à observer la Géorgie et à projeter sa puissance en Syrie.
Jusqu’à présent, Pachinian n’était autorisé à s’adresser à l’OTSC que sur la base de l’article 2, section 2 du traité, qui n’appelait que des consultations entre les membres et pas nécessairement une action.
L’article 4 aurait déclenché une assistance militaire, qui, si c’est cas, serait vaine toute façon, après avoir observé la conduite de ses membres.
Le Kremlin n’a pas hésité à embarrasser Pachinian publiquement. Ce dernier avait demandé l’aide militaire de la Russie lors d’un appel téléphonique avec le président Poutine au début de l’incursion azerbaïdjanaise, mais le porte-parole de Poutine, Dimitri Peskow, a publiquement rétorqué que Pachinian n’avait pas demandé d’assistance militaire et que la Russie n’avait pas l’intention de la lui fournir.
Répondant docilement aux attentes de M. Poutine, Pachinian a même reporté son appel à l’ONU, pour éloigner les grandes puissances de la région.
Si l’Arménie ose faire appel à la France ou à l’ONU pour obtenir de l’aide, la Russie est en mesure de compliquer plus encore la situation.
L’armée vaincue d’Arménie n’est pas non plus prête à expulser les intrus par la force. Le secrétaire du Conseil de sécurité de l’Arménie, Armen Grigorian, a utilisé à contrecœur des mots indiquant que les négociations ont donné des résultats cumulatifs et que le problème sera résolu pacifiquement.
Pachinian, dans tous ses discours, semble être le leadeur exaspéré et assiégé qui tente de montrer un visage courageux devant l’agression azerbaïdjanaise, contre les mouvements irrédentistes de Syounik et les partis d’opposition qui envisagent d’obtenir une punition maximale lors des prochaines élections.
Pachinian et son équipe inexpérimentée pouvaient difficilement gérer les affaires gouvernementales en temps de paix.
Il est plus douteux de savoir comment ils peuvent s’en sortir en des temps aussi périlleux.
Edmond Y. Azadian
Traduction N.P.