Politiser une tragédie

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 24 août 2022

Comme si les calamités qui se sont abattues sur l’Arménie ne suffisaient pas, une explosion a ravagé, le 14 août dernier, le marché de Surmalu, faisant 16 morts et 61 personnes hospitalisées. Alors que les opérations de sauvetage se poursuivent, les autorités enquêtent sur la cause de l’explosion, qui, selon toutes les indications, est due à des explosifs mal entreposés. Un acte terroriste est de prime abord exclu, mais les spéculations se poursuivent dans les médias et sur les médias sociaux, beaucoup proposant différents scénarios et certains même pointant du doigt les ennemis de l’Arménie.

Seuls certains membres d’un groupe politique marginal dénommé l’Axe national démocratique (Bever; NDA)) ont indirectement accusé la Russie d’être l’auteur de la catastrophe.

En effet, un partisan de la NDA a affirmé sur Facebook : « Les Russes vont faire exploser la moitié de l’Arménie avec des feux d’artifice jusqu’à ce qu’elle capitule ».

Un autre dirigeant du même groupe, Garegin Chukaszian, estime que « des forces étrangères sont derrière ces actions, détournant l’attention du public du prochain ‘nettoyage ethnique’ des Arméniens au Haut-Karabagh ».

En dehors de ces quelques déclarations, il n’y a eu que peu de références à la Russie concernant cette tragédie. Les médias grand public, en particulier, se sont bien gardés de faire des allégations similaires contre la Russie.

Cependant, Moscou a déposé des protestations très violentes auprès du gouvernement arménien, lui demandant de freiner la promulgation de telles accusations.

L’ambassade de Russie à Erévan a envoyé une note au ministère arménien des Affaires étrangères, déclarant : « Nous sommes indignés par les faux rapports cyniques dans les médias locaux contenant des accusations blasphématoires et mensongères contre des structures russes en relation avec la tragédie du 14 août au centre commercial Surmalu. Nous considérons cela comme une provocation directe des forces politiques derrière de telles insinuations visant à saper les relations russo-arméniennes. Nous attendons des autorités arméniennes qu’elles prennent des mesures visant à empêcher de telles manifestations hostiles, y compris les commentaires publics nécessaires. »

Le directeur adjoint du département de l’information et de la presse du ministère russe des Affaires étrangères, Ivan Nachev, a ajouté : « Nous attendons une réponse ».

L’analyste russe Stanislav Tarassov, connu pour ses sympathies envers l’Arménie, a averti que Moscou avait de sérieuses inquiétudes, sinon il ne ferait pas une telle protestation, et a ajouté : « Les autorités arméniennes, contrairement au [président azerbaïdjanais Ilham] Aliev, n’étaient pas en mesure de devenir des alliés de confiance pour la Russie. »

Cet aveu marque véritablement la réaction disproportionnée de la partie russe.

En premier lieu, les autorités arméniennes ne peuvent être tenues responsables d’une déclaration faite par un groupe marginal. Deuxièmement, Moscou ne peut ordonner la suppression de la presse libre qu’à un État vassal. Il s’agit bien d’une intrusion obscène dans la vie domestique d’un allié.

Rappelons que Moscou avait demandé à Erévan de porter plainte contre le Canada, dont le gouvernement avait décidé d’ouvrir des ambassades en Arménie et dans certains États baltes. Les autorités russes avaient considéré cette ouverture d’ambassades à la périphérie de la Russie comme remplie de mauvaises intentions. Cependant, étant donné que l’une de ces ambassades était pour l’Arménie elle-même, on peut se demander comment elle s’attendait à ce que l’Arménie se transforme en un tel bretzel politique en protestant contre un grand pays ouvrant une ambassade sur son sol.

Moscou n’est pas très à l’aise avec le fait que, de temps en temps, les négociations arméno-azerbaïdjanaises se font sous la loupe de Bruxelles.

Les déclarations d’un groupe marginal en Arménie n’auraient pas été une cause suffisante pour ce genre de réaction officielle. Il y a en effet un sentiment anti-russe croissant en Arménie, avidement attisé par les forces occidentales, mais surtout engendré par les actions flagrantes de la Russie. Ces derniers mois, il y a eu de nombreuses incursions dans les territoires du Karabagh et de l’Arménie proprement dite par les forces azerbaïdjanaises, au vu et au su des forces de maintien de la paix russes, et pourtant le Kremlin a fermé les yeux. Les protestations légitimes de l’Arménie concernant l’inaction des Casques bleus russes lors de ces provocations ont été ridiculisées par le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov lors d’une conférence de presse au Cambodge.

Après la guerre de 44 jours, dans un entretien accordé à un média arménien (1e chaîne), l’alter ego du président Vladimir Poutine, l’analyste et stratège russe Alexander Dougine (dont la fille vient d’être tuée dans un attentat terroriste) a affirmé sans détour que l’Arménie n’a pas tenu sa part du marché et a forcé le président Poutine à organiser la guerre de 44 jours. Il a révélé que l’administration de l’ancien président Serge Sargissian avait promis à Ilham Aliev, par le biais des bons offices du président russe, que l’Arménie céderait les cinq régions qu’elle avait prises comme assurance à l’Azerbaïdjan, mais après la révolution de velours de 2018, le Premier ministre Nikol Pachinian avait renié cette promesse.

Mais surtout, un sommet crucial approche au cours duquel des décisions historiques pourraient être prises. Le 31 août, les présidents Poutine et Aliev rencontreront le Premier ministre Pachinian. L’establishment politique arménien craint qu’une fois de plus le président russe ne vende l’Arménie à l’Azerbaïdjan.

Le problème est le corridor de Zangezour dans la province arménienne de Syounik, reliant le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan à la Turquie. Malgré les assurances publiques de Moscou que le corridor ne compromettrait en rien la souveraineté de l’Arménie, il semble que M. Poutine fera pression sur Pachinian pour qu’il cède.

La motivation de M. Poutine pour céder le corridor à l’Azerbaïdjan va au-delà de l’Arménie ; c’est une manœuvre pour blesser l’Iran. La Russie a militarisé ses ressources énergétiques pour contrer les sanctions occidentales à la lumière de la guerre contre l’Ukraine. Alors que l’accord sur le nucléaire iranien devient une réalité, Téhéran se révélera être un véritable concurrent de la Russie en vendant du pétrole et du gaz à l’Occident, émoussant ainsi l’arme la plus puissante de la Russie. Et l’Iran est aussi méfiant que l’Arménie quant au contrôle du corridor de Zangezour par l’Azerbaïdjan et la Turquie.

Bien que l’Iran ait accordé des courtoisies diplomatiques à Bakou en félicitant l’Azerbaïdjan après sa victoire en 2020 « pour avoir récupéré son territoire historique », il a également été perdant avec l’Arménie, car Israël, un proche allié de l’Azerbaïdjan, disposera d’une zone plus large pour mener des activités de surveillance de l’Azerbaïdjan sur l’Iran, sans parler de la rivalité latente entre l’Azerbaïdjan et l’Iran sur le territoire historique. L’Azerbaïdjan revendique ouvertement deux régions d’Iran où résident des Turcs ethniques tandis que l’Iran affirme que le territoire de l’Azerbaïdjan a été amputé de sa mère patrie.

A ce jeu, Bakou joue la carte turque des failles démographiques pour séduire les Irano-Azerbaïdjanais, tandis que l’Iran joue la carte religieuse chiite. Les extrémistes chiites sont devenus très actifs en Azerbaïdjan et, comme le monde en a été témoin il y a quelques semaines à peine, ils ont littéralement pris le contrôle de l’ambassade d’Azerbaïdjan à Londres pendant quelques heures.

Comme nous pouvons le voir, il y a une confrontation globale en Arménie et dans la région et une simple protestation russe a de profondes répercussions politiques en Arménie et dans toute la région du Caucase. Edmond Y. Azadian 

 

Traduction N.P.