Un équilibre géorgien délicat

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 27 juin 2019

Nous avons toujours qualifié la voisine de l’Arménie, la Géorgie, d’« ennemie sympathique », que l’Arménie doit traiter avec des gants.
Historiquement, les deux nations partagent de nombreux traits et expériences. Elles ont été, parfois, gouvernées par le même roi et ont été, parfois, colonisées par les mêmes empires.
Les Arméniens ont une propension à construire d’autres pays et la Géorgie est l’une des principales bénéficiaires de ce trait. Tout au long du XIXe siècle, les Arméniens ont transformé la somnolente capitale géorgienne de Tbilissi (Tiflis) en un centre culturel responsable et cosmopolite. Avec la prise de pouvoir bolchevique, les Géorgiens ont été bien contents de s’emparer des propriétés de riches Arméniens sous prétexte d’une révolution prolétarienne.
Depuis lors, ils ont traité les Arméniens comme une classe inférieure, même durant la période soviétique qui prêchait l’égalitarisme.
Après l’effondrement de l’empire soviétique, la minorité arménienne a été victime de discrimination et de répression en Géorgie, alors que le régime aspirait à se joindre à l’Union européenne et l’OTAN, qui exigeaient des normes de gouvernance différentes de celles de leurs membres.
La Russie est le principal partenaire commercial de l’Arménie. Les marchandises et les personnes voyageant entre l’Arménie et la Russie doivent traverser le territoire géorgien. En outre, tout commerce avec l’Europe doit être accessible via les ports de mer géorgiens. Les autorités géorgiennes savent comment mettre en œuvre des méthodes subtiles pour étouffer le commerce, en particulier avec la Russie.
Lorsque le Premier ministre Nikol Pachinian a pris le pouvoir, sa première visite officielle a été en Géorgie. Il a également tenu des réunions amicales avec des dirigeants géorgiens dans des villes frontalières. Au cours de sa dernière visite, M. Pachinian a rappelé à ses homologues géorgiens que l’Arménie et la Géorgie étaient les seules nations chrétiennes à exercer et à préserver les valeurs chrétiennes dans la région. Mais l’antagonisme de la Géorgie à l’égard de la Russie créé un conflit avec l’Arménie, cette dernière étant une alliée stratégique de Moscou.
La Géorgie a presque toujours voté contre l’Arménie aux Nations Unies. Cependant, lors d’un vote récent sur le droit des réfugiés géorgiens de retourner dans leur habitat historique, l’Arménie s’est abstenue en signe de sympathie pour la Géorgie. En outre, l’Arménie a reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie, mais pas l’occupation de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, dont l’indépendance a été reconnue par la Russie, bien sûr, ainsi que par la Syrie, le Nicaragua, le Venezuela, l’île de Nauru et l’Artzakh.
Les relations entre l’Arménie et une grande partie de sa politique régionale sont influencées par ses relations avec la Géorgie.
Le 20 juin, des rassemblements importants ont eu lieu à Tbilissi en raison de la présence de la Russie à une session parlementaire. En effet, un membre du parlement russe, Sergueï Gavrilov, s’est adressé en russe lors d’une session interparlementaire orthodoxe. Cela a déclenché de violentes manifestations faisant 240 blessés, dont 80 policiers.
C’est dire l’intensité des sentiments anti-russes en Géorgie.
La perturbation a également coûté son travail au président du Parlement géorgien, Irakli Kobakhidze, qui a été contraint de démissionner.
La présidente Salomé Zourabichvili, choisie par l’ancien milliardaire Bidzina Ivanishvili, qui contrôle toujours les leviers du pouvoir dans les coulisses, a imputé ces troubles à la Russie, affirmant qu’il était de son intérêt de poursuivre des développements déstabilisateurs en Géorgie « parce que La Russie est une puissance occupante et notre ennemi. »

La Russie n’a pas ignoré l’évolution de la situation dans ce pays; Le président Vladimir Poutine, en réponse à l’explosion violente de sentiments anti-russes, a ordonné l’annulation des vols russes à destination de la Géorgie.
La colère de la présidente Zourabishvili s’est également adressée à l’Azerbaïdjan, qui, appuyé par la Turquie, a revendiqué des droits territoriaux sur des terres de Géorgie, mais elle ne l’a pas verbalisée.
Ivanishvili, fondateur du parti Rêve Georgien, est le pouvoir derrière le trône de Géorgie. Il s’est rendu compte que, dans sa course vers l’occident et l’OTAN, Tbilissi avait cédé trop d’influence politique à la Turquie et à l’Azerbaïdjan, au point que l’amitié entre les parties avait nui au lieu d’aider son pays. La Turquie a pratiquement monopolisé l’économie géorgienne et l’Azerbaïdjan formule maintenant des revendications territoriales.
L’affrontement entre la Géorgie et la Russie a également profité à l’axe turco-azéri, car il a perturbé les faibles négociations entre Tbilissi et Moscou. L’un des résultats de ces négociations devait être la reprise du trafic ferroviaire entre l’Arménie et la Russie sur le territoire abkhaze.
Comme l’Arménie est redevable à la Géorgie pour la circulation vers la Russie par le passage de Lars à la frontière, l’alternative abkhaze aurait relâché la mainmise turco-azérie sur le commerce régional de l’Arménie.
À présent, le gouvernement de Tbilissi est dans une impasse. Malgré une résistance étouffante des forces turco-azéries, certains lorgnent vers l’occident mais maintiennent toujours des relations étroites avec les deux, nonobstant les dégâts évidents que le pays a subis.
Le ministre des Affaires étrangères, David Zalkaliani, a récemment annoncé que les exercices militaires conjoints menés entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan étaient conformes aux intérêts des États-Unis, de l’Union européenne et de la Turquie. Il a déclaré que l’Azerbaïdjan était le partenaire stratégique de la Géorgie, ajoutant que « pour le moment, alors que nos territoires sont occupés par la Russie, nous ne pouvons compromettre nos relations avec notre principal partenaire stratégique. »
Les planificateurs politiques à Tbilissi sont bien conscients de la situation difficile et de la vulnérabilité de l’Arménie et ne s’attendent donc pas à une réaction dramatique de sa part.
La réunion de la semaine dernière à Washington entre les ministres des Affaires étrangères d’Arménie et d’Azerbaïdjan, sous les auspices de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, n’a pas donné beaucoup de résultats, à l’exception des déclarations habituelles des deux parties, selon lesquelles le processus de négociation se poursuivrait afin de résoudre le conflit par des moyens pacifiques.
Cependant, malgré ces déclarations, la menace de guerre se renforce. Les Géorgiens semblent clairement s’attendre à une guerre et ont affirmé que l’Arménie était du côté des perdants et des faibles. La semaine dernière, ils ont refusé un visa d’entrée à un savant arménien, Ashod Melkonian. Dans le passé, ils ont refusé l’entrée à Shirak Torossian, député d’Arménie. Toutes ces actions provocatrices ont eu lieu sans aucune réaction de la part des Arméniens, de même que face à leurs mesures répressives contre les Arméniens du Djavakhk.
En réponse à un journaliste d’Aysor.am, un universitaire spécialisé dans les études géorgiennes, Alik Eroyantz, a déclaré: « À la lumière de la situation dans la région du Caucase et de la nature délicate des relations arméno-géorgiennes, la coopération militaire entre la Turquie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie doit être un motif d’inquiétude. … Cependant, la réaction de l’Arménie doit être mesurée. »
Le gouvernement arménien doit par conséquent adapter sa politique à l’égard de la Géorgie avec une extrême prudence, d’abord pour sécuriser ses routes commerciales avec le monde extérieur et ne donner aucune raison ou excuse au gouvernement de Tbilissi de se tourner davantage vers l’axe turco-azéri.
Avec des « amis » comme la Géorgie dans la région, l’Arménie n’a besoin d’aucun ennemi.

Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.