Un triangle Arménie-Grèce-Chypre peut-être en vue

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 9 juin 2022

L’Arménie, la Grèce et Chypre sont destinées à être des alliées naturelles, victimes des crimes de la Turquie contre elles, mais pour diverses raisons, ces relations amicales n’ont pas été à la hauteur de leur potentiel. Pourtant le paysage est en train de changer, encore une fois du fait du facteur turc, et cette coalition pourrait enfin porter ses fruits.

La concurrence pour explorer les richesses en hydrocarbures nouvellement découvertes en Méditerranée orientale, la montée en puissance de la Grèce dans la structure de l’OTAN et l’isolement de la Turquie dans le monde arabo-musulman ont déclenché une nouvelle dynamique dans la politique de la région.

L’Arménie, complètement isolée durant la guerre de 44 jours, à l’exception de quelques paroles en l’air de l’Europe, pourrait se joindre à la mêlée pour développer ses capacités de défense. Alors que l’Azerbaïdjan se réarme, son dirigeant autoritaire, Ilham Aliev, a mis en garde l’Arménie contre le « revanchisme » et contre le réarmement, afin qu’elle puisse rester à la merci de Bakou.

La Russie a plus besoin de l’Azerbaïdjan que de l’Arménie et sera certainement prudente dans sa fourniture d’armes. Compte tenu de la menace existentielle de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, l’Arménie est en droit de chercher ses besoins de défense ailleurs – et n’importe où.

Bien que la Grèce et la Turquie aient adhéré à l’OTAN en 1952, la Grèce a toujours été traitée comme un membre secondaire, la Turquie étant toujours favorisée par rapport à cette dernière. Pour insister sur ce point, un ratio de 7/10 a été maintenu dans l’approvisionnement en armes des deux pays. C’est pourquoi Athènes a été la première à cligner des yeux chaque fois qu’il y avait une impasse entre les deux pays.

Le récit autour de l’occupation turque de Chypre en 1974 a été déformé pour présenter la Grèce comme la provocatrice. Ce récit suggère que la junte militaire grecque était responsable d’avoir orchestré un coup d’État contre le président légalement élu, l’archevêque Makarios, par l’intermédiaire d’un opportuniste appelé Nikos Samson qui a juré d’unir l’île à la Grèce (Enosis).

Cette junte est arrivée au pouvoir grâce aux bonnes grâces de Washington et ne pouvait oser agir sans le consentement des États-Unis. Les actions de la junte ont légitimé l’agression de la Turquie sur la base des accords de Zurich et de Londres de 1960 attribuant à la Turquie le rôle de protectrice de la minorité turque (18,2 % de la population à l’époque) bien que jamais personne n’ait menacé cette minorité.

Le nœud du problème est que lorsque la Turquie a envahi Chypre, Henry Kissinger, alors secrétaire d’État américain, a averti la partie grecque de demeurer sur place, car si la Grèce tentait d’intervenir, elle rencontrerait l’armée de l’air américaine. Depuis, la Turquie occupe 37% de l’île et modifie son profil démographique en installant des Turcs anatoliens dans la République turque de Chypre au nord, un pays qu’ils se sont taillé et qui n’est reconnu par aucun autre pays que la Turquie.

Plus récemment, l’ancien gouvernement socialiste grec avait affaibli le pays. Mais le parti de centre-droit Nouvelle Démocratie de Kyriakos Mitsotakis a remporté une élection écrasante en 2019 et a provoqué un revirement de l’économie et de la politique du pays.

Bien que la Turquie se vante d’avoir la deuxième armée la plus puissante après les États-Unis dans la structure de l’OTAN, la Grèce n’est plus loin derrière. Alors que la Turquie continue d’abuser de son pouvoir et d’éroder ainsi sa position au sein de l’organisme, la sympathie et le soutien se tournent vers la Grèce.

À la suite de la rencontre du ministre grec des Affaires étrangères Nikos Dendias avec le secrétaire d’État américain Antony Blinken en mai, un porte-parole a appelé les deux pays à résoudre leurs problèmes par la diplomatie et a qualifié la Grèce « d’alliée irremplaçable et d’alliée clé des États-Unis au sein de l’OTAN », tout en décrivant la Turquie comme « une partenaire importante des États-Unis et une importante alliée de l’OTAN. »

Les spécifications sont très subtiles mais suffisamment claires pour préciser leur place dans la politique étrangère américaine.

En plus des États-Unis, d’autres membres de l’OTAN se réalignent sur la Grèce. Un pays qui a changé de ton est l’Allemagne, qui a historiquement eu une affinité pour les Turcs depuis la Première Guerre mondiale (et donc sa complicité dans le génocide arménien). Ce changement a semblé survenir lorsqu’Ankara a menacé la souveraineté de plusieurs îles grecques en mer Égée. Lors d’une récente conférence de presse à Berlin, un porte-parole du gouvernement a déclaré que le chancelier Olaf Scholz « est d’avis que, compte tenu de la situation actuelle, il est nécessaire que tous les alliés de l’OTAN se serrent les coudes et s’abstiennent de provocations entre eux ». Envahir l’espace aérien grec et survoler les îles grecques n’est pas acceptable, ajoutant « nous ne pouvons pas accepter la remise en cause de la souveraineté des États membres de l’Union européenne ».

Le changement de position allemand est intervenu après la rencontre du Premier ministre grec avec Scholz, suivie d’une déclaration forte et claire du président français Emmanuel Macron en défense de la souveraineté de la Grèce face aux menaces turques.

La Turquie viole régulièrement l’espace aérien grec et a récemment mené des simulations de raids sur ces îles lors d’exercices militaires avec les forces azerbaïdjanaises. Très probablement, cette dernière rembourse sa dette envers la Turquie, qui a aidé Bakou à gagner la guerre de 44 jours contre l’Arménie.

Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Çavusoglu, a également menacé la Grèce à plusieurs reprises, demandant à Athènes de démilitariser les îles de la mer Égée, ou de faire face à l’occupation turque (« contester leur souveraineté »). A son tour, le président Recep Tayyip Erdogan a grondé le gouvernement grec, le menaçant dans son style bien à lui : « Vous continuez de nous faire un spectacle avec vos avions. Que faites-vous? Ressaisissez-vous. Ne tirez-vous pas des leçons de l’histoire ? »

Cette dernière menace était peut-être une référence à la période d’Atatürk, lorsque les forces du Premier ministre grec Eleftherios Venizelos ont occupé Smyrne et que le président Atatürk, soutenu grâce aux armes, à l’argent et à l’équipement du russe Vladimir Lénine, a poussé les forces grecques vers la mer alors qu’il expulsait les Arméniens de Cilicie. Mais ce qui a fait bouillir la colère de M. Erdogan, c’est le voyage réussi du Premier ministre grec Mitsotakis à Washington en mai, où il a conclu un accord pour des avions de chasse F-35, tout en faisant pression contre l’inclusion de la Turquie dans le programme d’avions de chasse F-16 pendant son discours lors de la session conjointe du Congrès américain.

La Turquie a tenté de réparer les pots cassés avec l’Arabie saoudite et Israël. Le voyage d’Erdogan à Riyad n’a donné aucun résultat autre que les chaleureuses accolades du prince héritier Mohammed ben Salmane. Le voyage de retour de ce dernier à Ankara a d’abord été accueilli avec jubilation, puis le gouvernement turc a découvert que le prince héritier avait également inclus dans le même voyage des visites en Grèce et à Chypre, pour équilibrer sa politique.

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis s’étaient auparavant tenus aux côtés du quatuor Grèce, Égypte, Chypre et Israël, qui avait isolé la Turquie dans la rivalité énergétique en Méditerranée orientale.

Il y a aussi des rapports selon lesquels les États-Unis pourraient déplacer leur base aérienne d’Incirlik vers la Grèce, un atout pour faire avancer son propre programme aux États-Unis. M. Erdogan s’est plaint des 12 bases militaires dans les îles de la mer Égée.

La Grèce a retrouvé son économie et sa puissance militaire et a répondu aux menaces turques, affirmant « qu’Ankara paiera un prix élevé dans toute aventure militaire ».

La série de mauvaises décisions et de rebuffades de politique étrangère de M. Erdogan ne pouvait pas arriver à un pire moment ; l’économie de son pays s’affaiblit et la Turquie est encore plus isolée tandis qu’Erdogan a élaboré une stratégie pour remporter les élections de 2023, célébrer le centenaire de la république et s’incarner comme le deuxième Soliman le Magnifique ou Atatürk.

Il semble que l’Arménie pourrait faire des gains à la suite de l’impasse gréco-turque. Depuis plusieurs années, l’Arménie a un programme d’entraînement militaire avec la Grèce.

Alors que la Turquie menace la Grèce d’une nouvelle guerre, Athènes a pris la courageuse décision d’envoyer une délégation militaire en Arménie. En effet, le 2 juin, le ministre arménien de la Défense Souren Papikian a reçu une délégation grecque conduite par le vice-ministre de la Défense nationale Nikolaos Hardalias. Papikian a présenté un aperçu de la situation après la guerre de 44 jours et a souligné la nécessité de développer un partenariat dans le domaine militaro-technique. M. Hardalias a noté que les relations chaleureuses et amicales entre les deux pays les obligent à relever également les défis existants.

L’Arménie entretient également des relations similaires avec le gouvernement chypriote. Bien que ces pays partagent la même histoire, cette fois-ci, la Turquie les a rapprochés. Ainsi, l’Arménie aura une source alternative pour développer ses capacités de défense et Moscou doit comprendre qu’un choix alternatif ne compromet en rien ses obligations d’alliance avec la Russie.

Après tout, l’Azerbaïdjan, en vertu des mêmes obligations conventionnelles envers Moscou, a construit son arsenal grâce à des achats à la Biélorussie, à l’Ukraine et en particulier à Israël, sans présenter d’excuses à personne. Edmond Y. Azadian

 

Traduction N.P.