Une histoire de 85 ans en devenir

Éditorial écrit en anglais par Edmond Y. Azadian et publié dans The Armenian Mirror-Spectator en date du 2 novembre 2017

Les Arméniens ont un célèbre fabuliste médiéval nommé Vartan Aykeghtzi, dont l’une des fables n’a pas perdu de sa pertinence, et pourrait caractériser la vie arménienne, et dans ce cas, la mission du périodique Armenian Mirror-Spectator.
C’est l’histoire d’un soldat valide qui se moque d’un handicapé : « Comment vas-tu t’enfuir lorsque se montrera l’ennemi ? L’autre soldat répond : « Je ne vais pas me joindre à l’armée pour fuir. Je vais au front pour me dresser contre l’ennemi, combattre et gagner. »
Les fondateurs de ce journal étaient handicapés de plusieurs façons, mais la désertion n’était pas envisageable.
Dans les années 1930, la première vague d’immigrants arrivait à maturité et la génération suivante se frayait un chemin dans les rangs de la communauté arménienne.
Les fondateurs du Armenian Mirror-Spectator ont vécu un moment d’introspection : la communauté s’organisait et les jeunes prenaient peu à peu le relais, tandis que la langue arménienne était en perte de vitesse et entravait la communication entre les deux générations. Ils étaient tous compétents en leur langue maternelle et se sont demandé s’ils trahissaient leur héritage en passant outre la langue. Mais finalement, les fondateurs ont décidé que la langue n’était que le moyen – le messager – et que le message de l’histoire devait en quelque sorte être transmis à la jeune génération, même si cela signifiait devoir utiliser l’anglais. Ils n’ont pas hésité bien longtemps, d’autant plus que la publication sœur, le quotidien Baikar, publiée en arménien, était toujours florissante.
Par conséquent, le Armenian Mirror-Spectator a vu le jour en 1932 en tant que premier hebdomadaire arménien de langue anglaise, le reste appartient à l’histoire.
Mon voyage avec le Mirror-Spectator a commencé il y a exactement 50 ans, quand tous les fondateurs étaient encore vivants et actifs dans la communauté. En faisant la connaissance des fondateurs, je n’avais pas réalisé que je touchais de près l’histoire. À la réflexion, je pense que je dois chérir ces souvenirs pour la postérité.
Parmi les fondateurs, j’étais très proche du professeur Elisha Chrakian, un homme qui avait tous les traits physiques du professeur de philosophie qu’il était : la barbe, la pipe, la cravate et le gilet. Il parlait délibérément d’une manière appliquée, trouvant les mots les plus corrects pour chaque situation. La plupart du temps, cependant, les derniers mots de ses phrases étaient perdus dans la fumée de sa pipe. Chaque fois que je me souviens du professeur Chrakian, mes narines se mêlent à l’odeur de son tabac à pipe.
C’était un intellectuel classique. Il a enseigné la philosophie à la l’Université Northeastern, où j’ai également fait mes premiers pas dans le monde plus large de la littérature en m’encourageant à m’inscrire à des cours de littérature anglaise et américaine. Et pour cela je lui suis redevable de cet encouragement.
Le professeur Chrakian s’est fréquemment rendu dans les bureaux du Mirror-Spectator pour s’assurer que le bébé qu’il avait aidé à mettre au monde était toujours en vie. Son conseil, adressé poliment à la rédaction, a toujours été accepté avec respect et gratitude.
Bedros Norehad était installé à New-York et était responsable de la version anglaise du magazine de l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB). Il était toujours fier de voir que la publication servait sa mission.

Bob Vahan n’a pas servi longtemps comme rédacteur en chef. En tant que membre de la jeune génération, il proposait de nouvelles idées, mais était frustré de ne pas pouvoir les appliquer. La vieille garde n’a pas apprécié les changements, il a donc démissionné.
Varoujan Samuelian était tout un personnage ; il a été embauché et licencié plusieurs fois. Sa vision du monde se limitait à Watertown. Il n’a jamais conduit de voiture pour ne pas s’éloigner des limites de la ville. Il a été contraint de quitter la ville une seule fois lorsqu’il a été enrôlé dans l’armée. Alors qu’il marchait dans les rues de Watertown, tout le monde le connaissait et il connaissait tout le monde. Ses blagues avec un épicier figuraient la semaine suivante dans la colonne éditoriale, bien que les lecteurs de New-York ou Philadelphie pouvaient être probablement déconcertés par la plaisanterie. Il était connu pour sa chronique « Juicy Tidbits » (friandises juteuses), et le surnom est demeuré. Il était aimé de tous, et ses amis et connaissances l’appelaient tous « juteux ».
Jack Antreassian était une dynamo humaine. Rédacteur en chef à deux reprises, il a fait la rotation entre le bureau de l’UGAB à New-York, le diocèse et le Mirror-Spectator. Il était un comité à lui seul, immensément créatif et ingénieux. Il savait changer les choses. La plupart des innovations dans le format et le contenu du document ont été réalisées durant son mandat de rédacteur en chef.
Hélène Pilibosian-Sarkissian a servi à la fois comme rédactrice puis comme éditorialiste. Elle a grandi dans une famille d’Arméniens dévoués et a acquis son héritage par osmose. Poète par excellence, elle a créé des œuvres uniques. Elle et son mari, Hagop Sarkissian, étaient très dévoués aux principes et aux valeurs libérales démocrates arméniennes, qu’elle s’est assurée de voir se refléter dans le journal.
Barbara Merguerian était une référence du savoir. Ses antécédents scolaires, son expérience et ses liens avec la collectivité ont été des atouts considérables pour le journal. Elle avait des opinions bien arrêtées sur les problèmes des femmes et a certainement façonné plusieurs des idées des lecteurs à ce sujet. Elle était particulièrement intéressée à changer la domination masculine de l’Église arménienne et chérissait le jour où elle pourrait voir des femmes arméniennes à l’autel. 85 ans plus tard, les femmes ne sont toujours pas autorisées à servir comme prêtres. Ce sera peut-être à l’occasion du centenaire du journal.
Ara Kalayjian était un érudit monastique. Il est né et a grandi entre les murs du monastère de Jérusalem, où il s’est plongé dans de sérieuses recherches et publications scientifiques. Il parlait couramment l’anglais et l’arménien et son passage de chercheur à rédacteur en chef a été incroyable. Il a rapidement écrit des éditoriaux significatifs. Il avait un esprit encyclopédique et était Google avant même que n’existe Google. Il ne lui fallait que quelques minutes pour retrouver un fait, un nom ou une date dans l’histoire et la littérature arméniennes. Il a maintenu sa solitude monastique jusqu’à la fin et j’étais toujours heureux de le rapprocher de l’administration et du lectorat. Sa mémoire phénoménale l’a abandonné à un âge relativement précoce.

Sa maladie et son décès prématuré ont été tragiques.

Pendant mon mandat de six ans comme directeur exécutif de l’Association Baikar, nous avons eu un taux élevé de roulement de rédacteurs et de membres de l’administration, bien que nous ayons toujours supposé que quelqu’un interviendrait et respecterait les délais. C’est comme ça que j’ai dû m’impliquer.
Arminé Dikijian n’a jamais été rédactrice, mais était le cœur et l’âme du Mirror-Spectator, en particulier pour les lecteurs de New-York. Sa chronique hebdomadaire a duré près de 50 ans. Elle était partout dans la vie arménienne de la ville, couvrant les assemblées diocésaines, les conférences, les expositions d’art, les banquets et les concerts. Elle était critique musicale et n’a jamais tapée sur une performance médiocre. Elle a également couvert les aspects plus légers de la communauté. C’est pourquoi la moitié des abonnés du journal se trouvait dans la région de New-York et le New Jersey. Lorsque les dames de la société portaient une robe de couturier, elles s’assuraient d’être vues d’Arminé afin d’avoir une description du « corsage de la robe » ou de la « mousseline en cascade » dans sa rubrique de la semaine suivante.
Le journal a débuté sa période la plus stable il y a 20 ans lorsqu’Alin K. Gregorian a s’est joint au personnel, d’abord comme rédactrice adjointe et puis comme rédactrice en chef. Des progrès ont été réalisés grâce à cette stabilité. Alin s’est révélée être une professionnelle accomplie, profondément enracinée dans son passé arménien, mais toujours vigilante à conserver la position appropriée du journal le long des lignes de failles ethniques, sans compromettre ni ses normes professionnelles ni sa mission. C’est pourquoi le Mirror-Spectator ancré sur sa base ethnique, a toujours entretenu une prospective mondiale. L’évolution mondiale et les bouleversements sociaux ne connaissent pas de frontières ethniques, affectent et façonnent la vie et le destin des groupes ethniques ainsi que des nations.
Le 85e anniversaire n’est pas le moment de s’asseoir sur ses lauriers car l’industrie de l’information est en révolution quotidienne. Les nouvelles technologies reprennent les anciennes façons de faire des affaires et nous présentent de nouveaux défis.
Aram Arkun s’est joint à la rédaction, le Armenian Mirror-Spectator a confortablement traversé les vagues technologiques et le journal est en train de faire sa transition vers l’ère informatique avec confiance. Aram est un érudit et ses compétences journalistiques a introduit une nouvelle dimension au journal.
C’est le moment de se souvenir et de rendre hommage à tous les pionniers qui ont fondé le Armenian Mirror-Spectator, il y a 85 ans et qui l’ont guidé tout au long des décennies.
Face à de futurs défis, épreuves et tribulations, nous avons toujours l’esprit indomptable d’Aykeghtzi.
Tant d’amour, de larmes et de dévouement ont contribué à bâtir cette histoire de 85 ans, et alors que je me souviens des fondateurs, je sens toujours l’arôme de la pipe du professeur Chrakian. Edmond Y. Azadian

Traduction N.P.