Un café avec… le Dr Arto Demirjian – La deuxième chance

« Pour mon histoire, un seul café n’est pas suffisant ! », m’a lancé en riant le DArto Demirjian lorsque je lui ai proposé cet entretien.

 

RIMA ELKOURI

LA PRESSE

 

Le DDemirjian est très connu dans son domaine, mais je ne le connaissais pas vraiment avant qu’il me laisse un message émouvant à La Presse. Sa petite-fille lui avait offert mon roman Manam qui évoque la mémoire du génocide arménien. L’homme de 91 ans a eu l’impression de lire sa propre histoire, lui qui est fils de survivants du génocide de 1915 et s’est exilé au Canada en 1957.

J’étais curieuse d’en savoir davantage sur l’histoire de ce dentiste arménien d’Istanbul devenu professeur émérite à l’Université de Montréal, connu comme l’inventeur de la « méthode de Demirjian » utilisée mondialement pour la résolution de crimes. Je n’ai pas été déçue.

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Arto Demirjian est né à Istanbul en 1931. Trois ans plus tard, dans la foulée de l’adoption d’une loi assimilationniste turque obligeant les minorités à adopter un nom de famille turc, son père a dû changer son nom. Arto Demirjian est devenu Artin Demircioglu.

Il n’avait que 12 ans lorsque son père, survivant d’un génocide dont il ne parlait pas, est mort du tétanos, une maladie pratiquement éradiquée aujourd’hui grâce à la vaccination. « Comme il était cordonnier, il avait les doigts égratignés par ses outils. Et il aimait beaucoup le jardin. C’est comme ça qu’il a été infecté par le tétanos et en est décédé. »

Son oncle l’a alors pris en charge. Rien ne destinait cet homme issu d’une famille modeste à faire de longues études. « Normalement, quelqu’un dans ma situation financière et familiale devait travailler tout de suite après l’école primaire. »

L’été de ses 13 ans, son oncle lui a demandé s’il voulait devenir bijoutier. « Tout ce que mon oncle me demandait, je disais oui ! »

Le jeune Arto a été envoyé chez un réputé joaillier arménien d’un quartier chic d’Istanbul. Au début, il préparait les cafés turcs pour les clients. Puis, il s’est mis à laver les planchers. Il a ensuite appris à faire le polissage des bijoux et à utiliser de petites scies pour couper minutieusement les pièces en or.

À la fin de l’été, le bijoutier a appelé son oncle. « Ce p’tit gars, il travaille très bien. Mais dès qu’il a une pause, il n’arrête pas de lire ! »

Le soir venu, l’oncle a demandé à son neveu si, compte tenu de sa passion pour la lecture, il aimerait poursuivre ses études. « J’étais gêné de lui dire oui parce que c’est lui qui allait payer ! »

C’est ainsi que le jeune homme curieux a pu continuer ses études à l’école Saint-Michel d’Istanbul, un lycée français privé, fondé par les Frères des Écoles chrétiennes. Il s’est ensuite inscrit en médecine dentaire à l’université, où il était le seul étudiant arménien chrétien parmi ses camarades turcs musulmans.

« J’ai passé quatre ans sans regret avec mes confrères. On était de bons amis. La haine qui existe contre les Arméniens vient du gouvernement, pas du peuple. Et on utilise toutes sortes d’excuses comme la religion pour influencer la population en ce sens. »

Avec l’appui de son oncle, il a ouvert son propre cabinet de dentiste en 1953. Dans un monde idéal, la recherche scientifique l’intéressait davantage que la dentisterie. Mais il fallait bien gagner sa vie…

Sur la devanture de son cabinet, il a osé apposer une enseigne avec l’inscription de son prénom arménien. « J’avais mis Arto. Je voulais m’affirmer ! »

Il conserve précieusement un morceau de cette enseigne, collé sur un grand cahier, en souvenir d’une nuit où sa vie, comme celle d’autres concitoyens de minorités religieuses en Turquie, a basculé.

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La nuit du 6 au 7 septembre 1955, les minorités grecques, arméniennes et juives d’Istanbul ont été victimes d’un pogrom.

« Nous habitions avec ma mère un quartier d’Istanbul où il y avait beaucoup de Grecs. On a entendu du bruit à l’extérieur. En bas de la maison, il y avait un commerce géré par une fille grecque où on vendait des papiers et des crayons. On a cassé la porte du magasin. Ils sont entrés et ont saccagé tout ce qu’il y avait à l’intérieur… »

Le DDemirjian prend une grande respiration. « Ça me fait mal d’en parler… » Il pose la main sur son cœur et poursuit. « Ils ont commencé à casser le plafond du magasin avec des pioches… »

Juste au-dessus de ce plafond se trouvait la salle d’attente de son cabinet de dentiste. Un homme arménien qui faisait le ménage chez le voisin est sorti et leur a dit : « Affichez un drapeau turc ! » « C’est lui qui est venu casser mon enseigne pour qu’on ne voie pas que c’était un nom arménien. »

De ce qu’on a appelé pudiquement les « évènements du 6-7 septembre » à Istanbul, Arto Demirjian garde en mémoire des souvenirs de violences atroces qui le hantent encore.

Ces persécutions marquent le début d’un nouveau chapitre dans la vie du jeune dentiste arménien. « Ce jour-là, j’ai décidé d’aller au Canada. »

Il a demandé des lettres de recommandation à ses professeurs de l’école des Frères de Saint-Michel d’Istanbul, afin de les envoyer au doyen de la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal.

Pourquoi Montréal ? Y connaissait-il déjà des gens ? « Non. Mais je connaissais le français ! »

Il a reçu une lettre du doyen lui confirmant qu’on pouvait l’accepter. « Mais on me disait qu’il fallait que je recommence mes études dès la première année. »

Le jeune dentiste a accepté cette deuxième chance qu’on lui offrait.

Accompagné de sa mère, Arto Demirjian a déposé ses valises à Montréal le 4 août 1957 et entamé ses études à l’Université de Montréal quelques semaines plus tard. Au beau milieu de sa deuxième année d’études, on réalise qu’il est inutile qu’il refasse sa médecine dentaire au complet. « On m’a dit : monsieur, vous en connaissez beaucoup. Vous ne pouvez pas continuer en deuxième. On vous fait sauter en quatrième ! »

Rêvant d’une carrière universitaire, le DDemirjian a poursuivi ses études avec cet objectif. « Je ne voulais pas jouer jusqu’à la fin de ma vie dans la bouche des gens ! Et je ne courais pas après l’argent non plus. »

Il n’a que de bons mots pour l’accueil qu’il a reçu à l’Université de Montréal. « J’ai trouvé une vraie famille ici qui m’a aidé », dit-il en évoquant les liens fraternels qu’il a noués, avec le DJean-Paul Lussier, notamment, aujourd’hui disparu, pionnier de l’enseignement de la Faculté de médecine dentaire pour qui il avait beaucoup d’estime et d’affection. « Je suis devenu comme un membre de sa famille. J’ai assisté à son 100anniversaire ! »

À son arrivée à Montréal, il a confié au Dr Lussier qu’il aimerait reprendre son nom arménien. « Il m’a emmené chez un notaire pour faire le changement et me faire plaisir. » Avec beaucoup d’émotion, Artin Demircioglu est redevenu officiellement Arto Demirjian. Il était enfin libre. Il n’avait plus à cacher son identité.

Fidèle à sa famille d’accueil, le DDemirjian, après avoir obtenu une maîtrise en anatomie humaine à l’Université de Toronto, retournera à l’Université de Montréal, où il se démarque pendant plus de 40 ans comme un scientifique rigoureux, un chercheur infatigable et un enseignant très apprécié.

On lui doit donc la fameuse « méthode de Demirjian », qu’il a mis 20 ans à élaborer. Cette méthode mise au point grâce à une étude longitudinale permet de déterminer l’âge dentaire, notamment en médecine légale, dans des enquêtes criminelles, après des tragédies migratoires, en Méditerranée et ailleurs, ou lorsqu’on doit évaluer l’âge de réfugiés sans papiers. Elle est aussi utile dans le suivi médical du développement des enfants. « À mon grand plaisir, c’est utilisé partout dans le monde. »

Le DDemirjian, qui a fondé le Centre de recherche sur la croissance humaine en 1966, est aussi connu au Québec comme le père des fameuses courbes de croissance utilisées dans tous les CLSC et hôpitaux de la province pour faire le suivi médical des enfants.

Passionné par l’enseignement, il considère ses étudiants comme ses enfants. « Même si ça fait de très nombreuses années que j’ai pris ma retraite, il y a encore des étudiants qui viennent me voir ! »

Reconnaissant à l’égard de son alma mater, le DDemirjian est un fier ambassadeur de la campagne de dons planifiés de l’Université de Montréal, soucieux de redonner à sa famille universitaire. « Pour moi, l’éducation, c’est tellement important. »

Il aurait pu m’en parler pendant des heures encore. Après près de deux heures, nos tasses étaient vides et mon calepin, bien plein.

« Vous pensez que j’ai assez parlé ? Avez-vous le temps jusqu’à ce soir ? », demande-t-il, pince-sans-rire.

Il avait bien raison. Un seul café n’était pas suffisant.

 

 

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le DArto Demirjian, 91 ans, professeur émérite de l’Université de Montréal

Le professeur émérite à l’Université de Montréal est connu comme l’inventeur de la « méthode de Demirjian ».